No 36 Juin 1999.4
1999 : Année internationale des personnes âgées
"Le vieillissement n'est pas une maladie, c'est une étape de croissance."
Les conquêtes de la science et les progrès de la médecine qui s'ensuivent ont contribué de manière décisive, ces dernières décennies, à prolonger la durée moyenne de la vie. L'expression "troisième âge" embrasse désormais une couche considérable de la population mondiale. Les habitants du monde industrialisé ont gagné en moyenne 25 années de vie, grâce à la réduction de la mortalité infantile et à la maîtrise des maladies liées à la vieillesse. L'espérance de vie a autant gagné en un siècle qu'au cours des 5 000 années précédentes. Dans de nombreux pays, la tranche d'âge des plus de 85 ans est celle qui augmente le plus vite.
Au XXIe siècle, la hausse sera peut-être encore plus spectaculaire : au niveau mondial, l'espérance de vie moyenne pourrait être propulsée de 66 ans à 110 ou 120 ans. Les scientifiques considèrent que ce grand âge correspond à la "durée de vie naturelle" de l'homme, un nombre important d'individus ayant vécu jusque-là. Certains savants parlent de repousser la limite encore plus loin, en maîtrisant les gènes qui déterminent la longévité. Mais l'allongement de nos existences a un prix : l'équilibre démographique penche toujours plus vers les personnes âgées, ce qui met à rude épreuve l'ordre culturel, politique et économique des sociétés. Voici quelques-unes des questions les plus fondamentales auxquelles nous sommes désormais confrontés. À une époque où l'État-providence est remis en cause, qui assurera le soutien financier des plus âgés ? L'État ou l'individu ? Le vieillissement des sociétés conduira-t-il à la stagnation économique ? Les personnes âgées vont-elles constituer une minorité politiquement puissante ? Si oui, quelles seront ses exigences ? En prolongeant notre séjour sur cette planète, pourrons-nous maintenir une certaine qualité de vie, ou sommes-nous condamnés à vieillir dans la maladie et l'incertitude financière ? Culturellement, l'intérêt actuel pour les jeunes se déplacera-t-il en partie sur les vieux ? Beaucoup de ces défis concernent particulièrement les femmes, puisqu'elles vivent plus longtemps que les hommes dans les pays industrialisés.
Pour ce qui est du Canada, la population d'aînés connaît une croissance parmi les plus rapides du monde. On estime que les aînés, qui représentent actuellement 12% de la population canadienne totale, constitueront 23% de celle-ci en 2041. Il y aura alors 1,6 millions de Canadiens âgés de 85 ans et plus.
La résolution de l'ONU de proclamer 1999 Année internationale des personnes âgées et le choix même du thème "Vers une société pour tous les âges" confirment l'intérêt de la Communauté internationale pour celles-ci. "Une société pour tous les âges - a affirmé le secrétaire général, Kofi Annan, dans son message pour la Journée mondiale des personnes âgées en 1998 - est une société qui, loin de réduire les personnes âgées au rang caricatural d'infirmes et de retraités, les considère au contraire comme des agents et bénéficiaires du développement".
Dans les pays industrialisés, la proportion de personnes âgées par rapport à la population totale est plus importante que dans les pays du tiers monde. Dans ces derniers cependant, le nombre de personnes âgées, en chiffres absolus, augmente plus rapidement que dans les pays riches. Dans son rapport annuel de 1998, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) le confirme : "C'est dans les pays du tiers monde que l'accroissement du nombre de personnes âgées sera le plus fort. Mais ces pays pourront difficilement répondre aux besoins des anciens, en matière de services médicaux et sociaux notamment."
Dans leur majorité, les pays à faible revenu ne se sont pas encore préoccupés du vieillissement de leur population, pour des raisons bien compréhensibles. En Afrique noire, par exemple, ils doivent affronter des problèmes beaucoup plus immédiats : la croisance démographique accélérée, la très forte mortalité des nourrissons et des enfants, l'exode rural massif, etc. Par rapport à son niveau de 1980, la population âgée du tiers monde devrait s'accroître de près de 90% en l'an 2000, et de plus de 300% en 2025. Pour l'Afrique, par contre, on estime que la pyramide des âges ne changera guère avant 2025.
L'image de la vieillesse peut changer du tout au tout selon les sociétés. Détenteur du savoir et du pouvoir en Afrique, l'ancien est perçu comme socialement inutile en Occident. Prenons l'exemple des sociétés rurales dans l'Afrique traditionnelle. Les vieux y sont numériquement peu nombreux mais jouent un rôle considérable. Dans ces systèmes où triomphe l'oralité, le savoir est l'apanage des plus anciens. Il ne s'agit pas tant d'un savoir technique, vite assimilable par tous, que du "savoir mythique" qu'aucun jeune ne saurait ravir. Posséder le secret du mythe, récit sacré des origines, équivaut à connaître le sens profond des choses et la Loi des Pères, c'est-à-dire le principe qui régit et règle l'ordre social. Dans le même mouvement, le mythe crée le rite, répétition du geste primordial, faisant des vieux les officiants du culte domestique, capables de prononcer les paroles sacrées, de déclencher les puissances vitales, bénéfiques ou maléfiques, de bénir ou de maudire.
Cette suprématie face au savoir confère à l'ancien un rôle éducatif fondamental. Car, outre la connaissance du mythe, ils se doivent de transmettre aux plus jeunes l'histoire du groupe et les règles sociales dont ils sont les détenteurs. Cette transmission se fait par paliers successifs, notamment lors de cérémonies d'initiation, moments forts dans l'éducation. Ils permettent aux vieux de conserver le plus longtemps possible une partie du savoir secret afin d'assurer leur hégémonie culturelle, religieuse et politique. Le vieillissement devient ainsi un processus d'acquisition, et la représentation de l'ancien apparaît hautement positive. Il est le sage, le modèle à atteindre, celui qui a su résister à la mort en s'inspirant des valeurs du groupe. La mort d'ailleurs, il ne la craint pas : elle lui permettra de rejoindre les ancêtres pour continuer à être utile à la communauté en répandant ses bienfaits à l'infini sur sa descendance. Envisager la vie comme une progression permanente qui se poursuit au-delà de la mort amène à concevoir la vieillesse comme l'ultime étape d'une ascension vers la plénitude du savoir et du pouvoir.
En revanche, les sociétés occidentales envisagent la vie humaine en périodes successives où, après les phases de croissance, de maturité, d'apogée, viennent le déclin, la chute avant la fin inéluctable et irréversible. Confrontées à l'allongement sans précédent de l'espérance de vie et à l'augmentation constante du nombre de personnes âgées, ces sociétés en viennent à énoncer deux mots d'ordre : prévention individuelle et solidarité de tous envers les vieux les plus démunis.
Prévention individuelle : puisque la vieillesse n'est ni souhaitable, ni enviable, il faut tenter de retarder la chute afin de parvenir à une vie de plus en plus longue dans un état d'immuable jeunesse. D'où le recours aux multiples moyens de la science : pilules, crèmes, chirurgie... Si la prévention dans la santé vise à favoriser la bonne santé, la prévention de la vieillesse vise à empêcher son avènement. Elle n'a pas pour but de développer les capacités vitales de la personne mais de nier cet âge de la vie parce qu'il est vu comme dégradant. Jamais peut-être une société n'aura tant fait pour ses vieux, économiquement et socialement protégés. Mais le regard porté sur eux reste profondément négatif.
L'image la plus répandue aujourd'hui est celle du troisième âge comme une phase de déclin où l'insuffisance humaine et sociale est donnée pour acquise. Il s'agit pourtant d'un stéréotype qui ne correspond pas tout à fait à la réalité. La vieillesse est vécue de façons fort différentes dépendant des personnes. Il existe une catégorie de personnes capables de vivre la vieillesse avec sérénité et dignité, comme une saison de vie offrant de nouvelles occasions de croissance et d'engagement. Il existe aussi, malheureusement une autre catégorie de personnes pour qui la vieillesse constitue un traumatisme. Ils adoptent des comportements allant de la résignation passive à la rébellion et au refus désespérés. On peut donc affirmer que les visages des troisième et quatrième âges sont aussi nombreux qu'il existe de personnes âgées et que chaque personne prépare la façon de vivre sa vieillesse au cours de l'ensemble de sa vie. En ce sens, la vieillesse croît avec nous et la qualité de notre vieillesse dépendra surtout de notre capacité à saisir son sens et sa valeur, aussi bien sur la plan purement humain que sur celui de la foi.
Si l'on pouvait faire le joint entre l'Occident et les pays du tiers monde, il serait important de prendre ce qui est bon dans l'une ou l'autre civilisation comme il est aussi important de jeter un pont entre les générations. La richesse de l'expérience développée par les personnes âgées au cours des années ne disparaît pas avec l'âge. Elle peut être bénéfique aux autres. Comme dans l'Afrique traditionnelle qui savait transmettre aux plus jeunes les secrets de la vie, il s'agit de profiter des valeurs traditionnelles et de la mémoire culturelle et religieuse incarnées par les personnes âgées. Leur expérience peut concourir au processus d'humanisation de notre société et doit être sollicitée en mettant en valeur ce que nous pourrions qualifier de charismes propres à la vieillesse : la gratuité, la mémoire de l'histoire, l'interdépendance, une vision plus complète de la vie. Le troisième âge est aussi l'âge de la simplicité et de la contemplation. Ce qui le porte à saisir la supériorité de l'"être" sur le "faire" et sur l'"avoir". Les sociétés humaines seront meilleures si elles savent bénéficier des charismes de la vieillesse.
Il ne faudrait jamais oublier que les personnes de l'âge d'or ont une mission bien précise, une mission d'ordre prophétique: celle d'annoncer qu'il y a plus d'avenir que de présent ou de passé. Elles ont un combat d'espérance à mener au milieu d'un scepticisme presque général. Grâce à leurs racines de foi, elles peuvent confirmer et soutenir le moral des bâtisseurs du Royaume. Les personnes âgées ne sont pas tournées vers le passé, mais vers l'avenir. Si, parfois, elles nous semblent retomber en enfance, c'est d'une enfance spirituelle qu'il s'agit, car ces personnes ont reconnu l'essentiel dans leur vie. Il sera toujours bienfaisant de les garder dans notre mire. Elles sont des berges d'espérance dans notre monde. Il est essentiel de les respecter, car ne pas honorer la vieillesse, c'est démolir, le matin, la maison où l'on doit dormir le soir.
Michel Fortin, M.Afr.