Africana Plus

No 13 Novembre 1995.7



Tunisie

Des saints musulmans


Suite à une rencontre de spécialistes sur la traversée du français dans une Tunisie plurielle à Toronto, Jean Fontaine, de passage à Montréal, nous entretient des différences qui existent entre islamistes et musulmans. Il semble en effet que la population québécoise soit portée à confondre les termes, et elle n'est pas la seule. Même la presse québécoise n'y retrouve pas son arabe. Jean Fontaine, résidant en Tunisie depuis quarante ans, travaille à l'Institut des Belles Lettres Arabes à Tunis. Il a aimablement accepté de remettre nos pendules à l'heure concernant les islamistes, ces extrémistes religieux qui troublent régulièrement notre quiétude nord-américaine. Voici ses constatations:

Présent depuis trois semaines au Canada, je lis chaque jour les journaux québécois. Je constate la confusion qui existe dans le vocabulaire de ces médias. Ainsi, ils emploient l'adjectif islamique pour recouvrir deux réalités différentes, à savoir islamiste, qui a rapport aux extrémistes, et musulman, qui a rapport aux croyants ordinaires de l'islam.

Jean Fontaine donne illico quelques définitions:
- traditionalisme: fixation de la religion au souvenir que l'on en a;
- fondamentalisme: retour absolu à l'Écriture comme seul fondement de toute innovation;
- intégrisme: refus des adaptations liturgiques, pastorales ou sociales;
- islamisme: activisme religieux à visée politique.

Les islamistes, dit-il, constituent une infime partie des musulmans. Jean Fontaine les répartit en plusieurs catégories:
- l'islam officiel, celui des gouvernements, habituellement prêché dans les mosquées et enseigné dans les écoles.
- l'islam universitaire, objet de recherche des professeurs de l'enseignement supérieur, manifesté dans de nombreux livres écrits en arabe et introduisant les sciences humaines occidentales dans la lecture du patrimoine religieux musulman;
- l'islam spirituel, tel qu'il est pratiqué par des groupes ressemblant à des confréries et dont la vie de prière engendre le souci des autres et en particulier des démunis;
- l'islam populaire, masculin et féminin (il y a une différence); celui des pèlerinages adressés aux saints locaux(appelés aussi marabouts); celui qui est empreint de survivances païennes;
- l'islam politique, enfin et seulement enfin, encore appelé islamisme.

Au cours de mes conversations avec certains Québécois, j'ai aussi constaté dit-il, qu'ils confondaient les réalités ethniques et religieuses.

J. Fontaine ajoute que le milliard de musulmans se répartit sur une aire géographique au milieu du globe, des Philippines à l'Afrique sub-saharienne. Les groupes les plus importants de musulmans vivent en Asie: ce sont les Indonésiens et les Pakistanais.
Les Arabes forment un groupe ethnique particulier qui comprend environ 200 millions d'habitants. Sur le plan religieux, il se divise en deux parties: les Arabes musulmans qui sont à peu près 88% et les Arabes chrétiens qui sont à peu près 12%.

L'islamisme, à savoir le mouvement extrémiste activiste, se veut résolument moderne. Il adopte les moyens du monde contemporain dans son existence quotidienne et dans sa manière de concevoir le développement économique.
Les réserves à émettre le concernant sont sa conception archaïque de la religion et sa volonté de recourir à la violence pour parvenir à prendre le pouvoir.

En revanche, l'islam des croyants ordinaires contient en lui-même les moyens et le désir d'évoluer, tant que les circonstances le lui permettent.

Revenons au titre, J'ai rencontré des saints musulmans...!

Au cours de mes quarante ans de résidence parmi les musulmans, il m'a été loisible de vivre avec eux, de travailler avec eux, de prier avec eux, dit-il. Et par de multiples anecdotes, J. Fontaine nous livre quelques-unes de ses convictions au sujet du peuple tunisien. En voici quelques-unes.

Fathia est docteur en médecine. Par conviction religieuse, elle soigne souvent gratuitement, n'hésitant pas à se déplacer dans des circonstances difficiles pour aller chez le malade sans ressources qui a besoin de ses soins et de sa parole réconfortante. Cette générosité découle de sa foi musulmane et est un aliment à sa prière.
Taoufik est oculiste, dans le privé. Quand il voit J. Fontaine dans la salle d'attente avec une petite vieille, une connivence de longue date l'invite tout de suite à soigner gratuitement.
Quant à Mongi, l'avocat, vrai défenseur de la veuve et de l'orphelin, il ne compte même pas la somme sur laquelle il sera, de toutes façons, taxé comme le prévoit la loi.
La classe terminale de Lettres est capitale en Tunisie. L'enjeu est sérieux sachant que le tiers seulement des bacheliers réussit cet examen qui ouvre la porte à l'université. Le programme est vaste et certains enseignants ont de la difficulté à finir l'ensemble des matières. Esma, professeur d'arabe à ce niveau, prend sa tâche à coeur. Elle propose à ses élèves de leur donner gratuitement un nombre d'heures supplémentaires équivalent à celui des heures de cours prévus. Quand on connaît la course à ces heures surpayées, on jauge le désintéressement.
Grimpons dans la hiérarchie sociale. Farid est PDG d'une grosse entreprise étatique tunisienne. Certes, il agit en sorte qu'elle se développe et fournisse des avoirs à l'État. Mais, surtout, il est attentif au mieux-être social de chacun des ses employés. Il n'attend pas les revendications syndicales. Il prend les devants, faisant en sorte que tous aient le plus d'avantages possibles. Les biens sont ensuite redistribués équitablement.

Les Tunisiennes et les Tunisiens musulmans qui vivent de telles réalités sont aux antipodes des exigences islamistes. Ils forment la majorité de la population. Ils vivent ces valeurs humaines permanentes et universelles qui permettent à Jean Fontaine de les rencontrer en vérité, d'être reçu par eux comme un hôte privilégié. De son côté, il se comporte en témoin sympathique. Il y a assez de gens qui disent du mal des Arabes et des Musulmans, dit-il, pour que je puisse en dire un peu de bien.

Michel Fortin, M. Afr.


* Jean Fontaine, de nationalité française, est Missionnaire d'Afrique (Père Blanc). Il est Docteur es Lettres Arabes et directeur de la revue Ibla, publiée à Tunis. Il est aussi auteur d'une douzaine d'ouvrages sur la littérature arabe.



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