No 8 Mars 1995.2
Rwanda
Depuis l'éclatement de la crise rwandaise, le nombre de réfugiés et de personnes déplacées a été porté a plus de vingt millions sur le continent africain. Plus que la famine, ces dernières années, les guerres civiles ont déclenché les migrations les plus importantes tels l'exil de centaines de milliers de Burundais, en 1993, et la fuite de millions de Rwandais, en 1994. Les regroupements de réfugiés risquent d'impliquer les pays d'accueil dans les conflits, comme cela est le cas pour les pays voisins du Rwanda, à savoir le Zaïre et l'Ouganda.
Mais l'activité médiatique a vite fait de détourner l'attention des auditeurs vers d'autres points chauds de la planète. La guerre fait belle figure mais non la famine ou la dysenterie. Aujourd'hui, le point de mire n'est plus sur le Rwanda comme il l'a été durant les semaines de massacre et de guerre civile. Et pourtant, une autre tragédie est en cours: celle de laisser dépérir trois millions de Rwandais, réfugiés ou déplacés. Cela aussi est une crime contre l'humanité.
Le nombre de réfugiés rwandais dans les pays limitrophes (Zaïre, Tanzanie et Burundi), ajouté aux déplacés dans la zône turquoise (sud-ouest du Rwanda), qui eux aussi sont dans des camps, est égal au nombre des personnes dispersées à l'intérieur du Rwanda, et s'élève aux environs de trois millions de personnes. Les retours qui ont eu lieu, 800 000 personnes environ, concernent presque exclusivement les anciens réfugiés Tutsi en Ouganda, au Burundi, au Zaïre et en Tanzanie. La grande masse des Hutu réfugiés ou déplacés, en revanche, considère qu'ils n'ont pas encore de garanties suffisantes pour leur retour, en particulier pour leur propre sécurité, et pour la possibilité de trouver une maison et de la terre à cultiver.
Le problème des réfugiés inquiète aussi les dirigeants du Rwanda. Le premier ministre, Faustin Twagiramungu, pense qu'il faut régler au plus vite cette question: Ils doivent revenir au pays avant que les conditions de séjour dans les camps ne se dégradent. L'aide internationale finira par se tarir et c'est à ce moment-là que les soldats de l'ancien régime pourraient recruter des mécontents et menacer le Rwanda. D'ailleurs, un reportage diffusé par la BBC montrait, dernièrement, des images d'hommes en armes s'entraînant sur les rives de la rivière Ruzizi, en bordure du Burundi et du Rwanda, à proximité du camp de réfugiés de Kamanyola, abritant environ 27 000 personnes. Selon la BBC, ces images sont la première preuve que les camps de réfugiés au Zaïre sont utilisés par les milices hutus pour préparer des opérations de guérilla contre les deux pays voisins, ce que les autorités zaïroises avaient toujours démenti. Selon Mark Huband du journal The Observer, huit cent tonnes d'armes et de munitions sont arrivées par avion à Goma à la fin de février. Celles-ci sont destinées aux 50 000 extrémistes hutus réfugiés dans les camps.
Cependant, il ne suffit pas de souhaiter fortement le rapatriement des réfugiés, encore faut-il créer un climat de sécurité propice à ce retour. De nombreux innocents souhaitent pouvoir regagner leur pays en toute sécurité. Mais celle-ci n'est pas encore garantie aujourd'hui. Le mois dernier, des camions envoyés par la Mission d'Intervention des Nations Unis au Rwanda (MINUAR) étaient prêts à transporter du Zaïre à Cyangugu plus de 4 000 réfugiés qui voulaient retourner dans leur patrie; mais ils sont restés sur place, car personne ne s'est présenté. Il ne suffit pas de déclarer que ceux qui veulent rentrer le peuvent, mais, comme le rapporte le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR), il faut aussi que ces personnes soient à l'abri des exactions, des disparitions et des arrestations arbitraires (les prisons sont dix fois trop remplies: plus de 7 000 prisonniers). C'est d'ailleurs en ces termes que la Conférence épiscopale du Rwanda s'est adressée aux autorités du pays: Le problème des réfugiés mérite de la part du gouvernement une particulière attention. Que celui-ci mette tout en oeuvre pour créer des conditions de nature à les rassurer. Des pourparlers directs avec eux sont à privilégier.
À l'intérieur même des camps de réfugiés, toute tentative en vue d'un retour est bloquée psychologiquement et matériellement par la propagande des extrémistes hutus, et de ce qui reste des forces armées; et le Haut-Commissariat de l'ONU n'est pas encore parvenu à négocier avec le gouvernement rwandais la possibilité du retour provisoire des réfugiés.
Là-bas, les médecins luttent d'arrache-pied contre le choléra, la dysenterie, mais rien n'y fait. La ville de Goma (Zaïre) est devenue synonyme de l'enfer. Un peuple, poussé à l'exode par ses dirigeants après avoir été poussé au crime, meurt d'épuisement, de maladie et peut-être aussi de désespoir.
En février dernier, selon un responsable de Médecins sans frontières (MSF), il est rapidement apparu que certains dirigeants du camp de Kibumba, au nord de Goma, organisaient des fraudes massives, notamment par la force et l'intimidation des réfugiés qu'ils contrôlent. Ces fraudes auraient permis de gonfler très nettement les chiffres de population et de détourner ainsi l'aide humanitaire au profit de certains chefs de milices ou de responsables politiques. Selon Alain Destexhe, secrétaire général du MSF, l'aide humanitaire prodiguée aux réfugiés rwandais alimente un terrible cercle vicieux: ils tombent sous la dépendance de l'aide dont la distribution est maintenant contrôlée par les tueurs de l'ancien régime; ceux-ci finissent par en tirer une certaine légitimité et en profitent pour refaire des forces et planifier une reconquête du Rwanda. MSF a demandé et obtenu l'interruption des opérations de recensement afin d'en renforcer le contrôle.
Des millions de réfugiés rwandais risquent la famine d'ici quelques semaines. OXFAM et Save the Children ont annoncé dernièrement une diminution alarmante des stocks d'aide humanitaire. Dans les camps du Zaïre, du Burundi et de la Tanzanie, les rations ont été réduites de moitié.
Le Programme alimentaire mondial (PAM) a fait savoir par les médias que le budget alloué aux réfugiés rwandais sera épuisé sous peu. Et déjà, la ration complémentaire pour les enfants est passée de 180 gr/jour à 20 gr/jour. Il y a lieu de s'interroger. Pourquoi et suite à quelles pressions de nouveaux crédits ne peuvent-ils pas être alloués? Le monde aurait-il oublié les Rwandais? Qu'arrivera-t-il quand les réfugiés n'auront plus rien à manger: ils attaqueront certainement les populations locales... Les réfugiés n'auront-ils d'autres choix que de mourir de faim là où ils sont ou de mourir au Rwanda? Quelle est l'aide à apporter au Rwanda? Construire de nouvelles prisons? Aider au jugement équitable de tous les auteurs des massacres? Ou faire pression sur Kigali (la capitale du Rwanda) afin que de véritables négociations permettent leur retour?
Parmi tous ces réfugiés, la situation de l'enfance rwandaise est encore plus dramatique. Avant la guerre, les orphelins étaient au nombre de 2 000 pour tout le pays. On estime que, à l'heure actuelle, ils sont plus de 100 000 dans le seul Rwanda, et plus de 50 000 dans les camps de réfugiés du Zaïre et de la Tanzanie. Leur survie physique est assurée, même si les aides alimentaires et sanitaires ont été réduites. Le plus urgent, actuellement, c'est avant tout de leur faire retrouver l'équilibre psychique, étant donné qu'ils ont vécu des expériences terribles: ils ont vu tuer leurs frères et soeurs, leurs parents, ils ont été frappés, menacés, blessés; ils ont perdu des membres de leurs familles, des amis; nombre d'entre eux ont vécu pendant des jours et des jours au milieu de cadavres, ou cachés dans des arbres, et ils vivent à présent dans l'angoisse et dans un grand vide affectif.
La majorité de ces enfants ne pourra jamais oublier ce qui s'est passé. Cela fait partie désormais des expériences qu'ils ont subies. Savoir gérer ce passé, savoir intégrer ce vécu, c'est la tâche que s'est proposé de prendre en charge l'Institut de Formation Humaine Intégrale de Montréal. Une équipe ayant reçu une formation de base à cet institut, et mandatée par celui-ci, a été formée et est opérationnelle depuis six mois, en Suisse, en Belgique, en France et en Italie. Une missionnaire de Notre-Dame d'Afrique (Soeur Blanche) et un missionnaire d'Afrique (Père Blanc), ayant passé une partie de leur vie au Rwanda, en font partie. Des Rwandais(es) ont aussi participé aux sessions de formation de cet institut et font partie des personnes ressources qui travailleront dans leur pays d'origine. Ce programme ne fait que commencer. Pour le moment, il ne fait que répondre au plus urgent en faveur des personnes qui envisagent de retourner dans les camps de réfugiés au Zaïre ou en Tanzanie dans un proche avenir. Cette équipe de déchoquage veut donc apporter dans un contexte particulier et totalement nouveau une contribution précieuse au Rwanda - même si les moyens sont très limités - au niveau de la reconstruction indispensable de la personne.
L'avenir du Rwanda repose aussi sur ses populations les plus jeunes. Espérons que ces jeunes victimes, lorsqu'elles auront atteint l'âge adulte, ne deviendront pas, à leur tour, les bourreaux de demain!
Cependant, une chose est certaine: la moitié de la population, soit trois millions de personnes, n'a plus ni terre ni maison. Cette situation est intolérable et ne peut perdurer indéfiniment. La violence reprendra tôt ou tard si on laisse pourrir les choses.
Michel Fortin, M.Afr.