No 5 Novembre 1994.5
Rwanda
Le drame du Rwanda a fait couler beaucoup d'encre et c'est bien ainsi. Il a fait parler beaucoup d'experts aussi: tant mieux. Il fallait que le monde sache. Et nous espérons qu'on n'a pas fini de témoigner même s'il y a le risque de devenir blasé. Il y a encore beaucoup de gens qui meurent là-bas et la souffrance n'est pas terminée.
Mardi, le 6 septembre dernier, il y avait une émission à Radio-Canada qui ne nous a pas laissés indifférents. Ce nous représente les membres de la Société des missionnaires d'Afrique (Pères Blancs) qui avons des missionnaires oeuvrant, entre autres pays, au Rwanda. Nous avons décidé de réagir à cette émission du Point parce que nous sentons qu'il y a des points litigieux dans les propos de M. Léo Kalinda, journaliste à la radio de Radio-Canada et invité de M. Jean-François Lépine. En passant, nous voulons féliciter les responsables de Radio-Canada pour la couverture régulière des événements du Rwanda.
M.Kalinda, arrivé de fraîche date du Rwanda, nous expliqua sa peine d'y avoir constaté la mort de tous les membres de sa famille, victimes de la guerre civile des derniers mois. Nous ne pouvons qu'éprouver de la sympathie pour le drame que lui et les siens ont vécu. Avec M. Lépine nous lui disons toutes nos condoléances. C'est un homme meurtri que nous avons vu à la télévision; un homme qui, selon ses propres paroles, désirait consommer son deuil en demandant cette interview. Nous pouvons le comprendre. C'est encore cet homme blessé qui accuse certains Rwandais et certains Canadiens d'être complices du génocide fomenté dans son pays d'origine.
Il y avait des listes de gens à tuer, dit-il, depuis 1990. Ça, les Canadiens le savaient. Les "curés " (canadiens) que vous avez reçus ici et qui travaillaient là-bas ne l'ont pas dit (dénoncé). C'est pour une raison bien simple, ajouta-t-il, c'est parce qu'ils avaient envie de retourner au Rwanda. M. Kalinda traitera ces mêmes Canadiens et Québécois de salopards vers la fin de l'interview. Et il cita le cas d'un "curé" (en fait un frère de l'Instruction Chrétienne) qui, ayant sauvé une femme rwandaise (Mme Monique Mujawamariya), négligea de le mentionner. Cette femme représente la ligue des droits de la personne au Rwanda. Alors, si le frère en question l'a vraiment aidée, il a posé un beau geste. Il a sauvé une vie humaine: doit-on le lui reprocher? Je pense que M. Kalinda fait à ce frère un procès d'intention.
Il est navrant que M. Kalinda emploie un vocabulaire qui dénote une attitude d'esprit assez arrogante. Il manifeste dans le choix de ses mots un mépris évident de l'Église et de son personnel. Son ton est provoquant au possible et au lieu de miser sur la réconciliation, il ne cherche qu'à envenimer les choses.
Nous trouvons dommage que M. Lépine soit tombé dans le "piège" de M. Kalinda en voulant le reformuler. Au point de claironner, au début et à la fin de l'émission, le doigt pointé vers les téléspectateurs, que des Canadiens sont responsables du génocide rwandais. De plus, il a dit que ce frère en question voulait "garder la stabilité de leur investissement". Nous savons bien que lors d'une interview il est difficile de toujours bien choisir ses mots. Mais celui "d'investissement" nous semble passablement insignifiant. Ce vocabulaire d'économie que M. Lépine a employé à propos d'oeuvres pastorales fut malvenu.
J'ai vu des prêtres qui ont tué... Alors là, nous demandons à M. Kalinda de citer des noms: les noms des prêtres tueurs et ceux des victimes. Et l'anonymat ne vaut plus devant de telles accusations. Sinon, nous affirmons que ces allégations sont non-fondées et mensongères. Si meurtre il y a eu, ne généralisons pas. Nous voulons le préciser car l'interview donne l'impression que l'accusation est générale: J'ai vu des prêtres qui ont tué.... Il y a un proverbe de la sagesse rwandaise qui dit: Umukobwa aba umwe agatukisha bose., Une jeune fille fait une bêtise, et on dit que toutes les filles sont mauvaises.
Et M. Kalinda de continuer: Ces prêtres, qui ne sont pas plus malins ni instruits que les autres, m'ont dit: On pensait vraiment qu'on allait se faire tuer. Voyons donc! Et d'abord, c'est quoi des prêtres peu instruits? Tout prêtre, au Rwanda comme ailleurs, doit passer par deux années de philosophie et quatre années de théologie pour recevoir le sacerdoce. Cela équivaut à six années d'université. On ne peut plus parler d'ignorance.
Nous, missionnaires d'Afrique, sommes solidaires de nos confrères prêtres et religieux rwandais. N'oublions pas que près d'une centaine de prêtres rwandais ont été tués durant cette guerre fratricide; trois évêques et quelques missionnaires étrangers, dont deux confrères pères blancs, ont aussi subi le même sort. Ils ont refusé d'entrer dans cette danse macabre qui se déroulait sous leurs yeux. Ont-ils droit, eux aussi, aux insultes de M. Kalinda?
Quelques confrères pères blancs, ayant oeuvré au Rwanda durant de nombreuses années, se sont dits offusqués devant tant de mauvaise foi. Ils ont vécu au Rwanda, ayant quitté parents, amis et pays. Ils ont créé des liens chaleureux avec des gens de ce pays. Ils ont fait l'effort d'apprendre langues et coutumes pour être plus proche d'eux. Maintenant, pourquoi devraient-ils subir ces injures?
Non, M. Kalinda, nous ne connaissions pas ces listes avant les événements tragiques du Rwanda. C'est seulement au cours de ceux-ci que certains missionnaires ont réalisé que la milice détenait des listes. Cela, nous l'affirmons publiquement. Pourquoi M. Kalinda veut-il tant cibler les pasteurs de l'Église catholique comme responsables de tels massacres? S'il tient tant à trouver les responsables de cette tragédie, il serait peut-être plus logique de les chercher là où le drame a eu lieu.
Nous sommes dans un petit pays oublié de tous et même de Dieu. Qui donne à M. Kalinda cette prescience des desseins de Dieu sur le Rwanda? Encore une fois, nous comprenons la peine de ce monsieur mais nous croyons que ses affirmations sont pour le moins contestables et nous voulons bien mettre celles-ci sous le compte de l'émotion suite au décès des siens. Par contre, ce n'est pas une raison pour lancer de telles accusations.
En terminant, nous aimerions dire ceci à M. Kalinda:
Vous avez choisi le Canada comme terre d'adoption. Nous espérons que les Canadiens, les Québécois en particulier vous ont bien traité et qu'ils continueront de le faire.
Il est inutile de continuer des accusations de part et d'autres qui ne font qu'accentuer les conséquences de ce drame. Nous voulons prier pour que votre mal s'atténue avec le temps et que Dieu vous découvre son visage.
Non, Il ne vous a pas oublié, ni vous ni ceux qui demeurent au Rwanda. Et nous pensons que le peuple canadien, de même que l'Église canadienne, sont solidaires avec vous de votre douleur, comme ils l'ont démontré par l'abondance des efforts humanitaires déployés.
Michel Fortin, M.Afr.