No 4 Septembre 1994.4
Rwanda
Depuis le 6 avril dernier, date de l'assassinat du président Juvénal Habyarimana, le Rwanda est le théâtre d'effroyables tueries. Ces abominables massacres laissent pantois la population mondiale à laquelle on présente des images d'horreur tant à la télévision que dans les journaux. En l'absence de chiffres exacts, les organismes humanitaires parlent de centaines de milliers de morts (entre 200 000 et 500 000 sur une population totale de 7.5 millions d'habitants). Des rivières, gonflées par les barrages de cadavres, aux villages, transformés en véritables charniers, on assiste impuissant à la descente aux enfers. Les démons ne sont plus en enfer, titraient certains journaux, ils sont tous au Rwanda.
À l'horreur de ces images insoutenables se greffent l'impuissance et le découragement. La belle humanité ironisent certains. Toute une bande de sauvages caricaturent les autres. On ne peut rien y faire conclut la grande majorité. Chaque détail qui s'ajoute accroît la violente impression de répulsion et d'effroi devant tant d'atrocités. Pour nous qui sommes loin, il est difficile de comprendre ce qui s'est passé, ce qui est en train de se passer, et encore davantage d'en saisir les pourquoi.
Certains missionnaires revenus au pays se laissent aussi envahir par l'abattement. Qu'avons-nous fait pendant toutes ces années? Quelle fut la qualité de notre évangélisation? Si une majorité de Rwandais se réclame du christianisme (65% de chrétiens), on n'a pas l'impression que les valeurs de l'évangile sont vécues actuellement dans ce petit pays d'Afrique centrale. La charité, la compassion, la miséricorde auraient-elles disparues sans laisser de traces?
Bien sûr, les missionnaires ont condamné cette violence. Ils sont restés au Rwanda aussi longtemps qu'ils l'ont pu afin de sauver des africains dans la mesure du possible et d'empêcher les carnages. Les derniers missionnaires ont quitté ce pays ces jours-ci alors que d'autres y ont péri avec les victimes. Ces derniers ont ainsi affirmé leur solidarité dans le don ultime de leur vie.
À Rome, les responsables d'Instituts missionnaires, conjointement avec les évêques africains, sont intervenus en haut lieu afin d'empêcher le retrait des Nations-Unies de ce malheureux pays.
Devant cette tragédie humaine, y a-t-il des motifs d'espérance? Certains missionnaires plus optimistes le pensent. Dans les moments les plus sombres de l'histoire humaine, disent-ils, il y a toujours eu des anges de lumière qui ont restitué la foi à l'humanité. On n'a qu'à penser à cet allemand, héros du film La liste Schindler, qui réussit à sauver de la tornade meurtrière des milliers de Juifs durant la seconde guerre mondiale. Il vaut mieux allumer une petite lumière, disait Ghandi, que de maudire l'obscurité. Et voilà que certains de ces anges nous entrouvrent les portes de l'espérance. Ils nous découvrent des traces de lumière. Le père Irénée Jacob M.Afr., missionnaire canadien au Rwanda, nous raconte un événement lumineux dont il a été témoin au cours de son dernier séjour.
Dans cet enfer de haine et de violence, des gestes inattendus d'humanité, d'amitié et de foi chrétienne surprennent. L'exemple de Hutus cachant des Tutsi n'est pas une fable. Des parents tutsi que je connais ont deux enfants; comme ils craignent pour leurs vies et celles de leurs rejetons, ils envoient ceux-ci chez une famille voisine hutu qui leur est sympathique. Le soir donc, à la tombée du jour, les deux enfants tutsi traversent la rue et vont passer la nuit avec les enfants hutu, là où ils dormiront en sécurité. Une pensée m'effleure alors l'esprit. En septembre 1990 le pape Jean-Paul ll, en visite au Rwanda, avait exprimé le désir de canoniser un jour une famille ou un couple rwandais. Je crois sincèrement que, à la lumière de ce qui vient de se passer, si le pape veut concrétiser ce désir, il n'aura que l'embarras du choix.
On peut encore citer le témoignage de la mort héroïque de Félicité Niyitegeka. Cet événement a été raconté par une jeune fille de 15 ans qui se trouvait en séjour chez les soeurs Auxiliaires de l'Apostolat . Ayant dit qu'elle était Hutu, elle n'a pas été tuée. Témoin du massacre, elle l'a rapporté aux Auxiliaires de Bukavu (Zaïre).
Mademoiselle Felicitas Niyitegeka, rwandaise hutu, soixante ans environ, est Auxiliaire de l'Apostolat à Gisenyi. Elle et ses consoeurs ont accueilli des réfugiés tutsi à la maison. La sachant en danger, son frère, colonel de l'armée à Ruhengeri, lui demande (par téléphone) de partir et d'échapper ainsi à la mort certaine. La lettre reproduite ci-dessous (*) en traduction est sa réponse (écrite en kinyarwanda). Elle dit simplement qu'elle préfère mourir avec les 43 personnes dont elle a la charge plutôt que de se sauver seule. Son frère a reçu cette lettre le 12 avril. Pendant les jours suivants, elle a continué à sauver des dizaines de personnes en leur faisant passer la frontière. C'est le 21 avril que les milices sont venues les chercher pour les conduire en camion au cimetière. À ce moment, Felicitas a dit à ses soeurs: C'est le moment de témoigner, Venez... Et elles sont montées dans le camion en chantant et en priant. Arrivées au cimetière où les fosses communes étaient déjà creusées, les tueurs craignant le colonel ont voulu la sauver. Un d'eux lui a dit: Toi, tu n'as pas peur de mourir, tu vas voir que c'est sérieux! Tu seras tuée la dernière. Comme elles étaient estimées, on les a tuées par balles. Ils en ont tué trente. Encore une fois, ils ont voulu la sauver. Non, je n'ai plus de raison de vivre puisque vous avez tué toutes mes soeurs. Felicitas fut donc la 31ème... Avec elle, six autres Auxiliaires de l'Apostolat ont été tuées. Son frère est arrivé alors qu'on les avait déjà jetées, déshabillées, dans les fosses communes... Il a fait ouvrir la fosse. On a cherché des vêtements, puis il a enterré sa soeur. Il a prononcé ces paroles: Tu as choisi de mourir. Prie pour nous maintenant...
(*)La lettre de Felicitas Niyitegeka à son frère: Frère chéri, merci de vouloir m'aider. Mais au lieu de me sauver la vie, en abandonnant ceux dont j'ai la charge, les 43 personnes, je choisis de mourir avec elles. Prie pour nous, que nous arrivions chez Dieu, et dis au revoir à la vieille maman et au frère. Je prierai pour toi, arrivée chez Dieu. Porte-toi bien. Merci beaucoup de penser à moi. Ta soeur, Felicitas Niyitegeka. NB. Et si Dieu nous sauve, comme nous l'espérons, nous nous reverrons demain.
Voici encore les propos du père Wenceslas Munyeshaka, curé de la paroisse Sainte Famille, à Kigali, qui accueille des centaines de réfugiés depuis deux mois. Ce n'est pas parce qu'il y a une crise politique que les gens ne s'aiment pas, s'exclame-t-il. Les relations entre les gens se tendent quand le front évolue. Il faut arriver à un cessez-le-feu; c'est le seul moyen de calmer la population! Il y a des militaires et même des miliciens hutu qui ont amené des familles tutsi dans mon église.
Il y a enfin le témoignage plus personnel d'un père blanc canadien, Denis Bergeron: Quand nous avons failli être massacrés au Foyer de charité, j'ai prié très fort. Malgré la peur qui me tenaillait, je me suis senti plus proche que jamais de Dieu...et plus proches des frères et soeurs vers lesquels je suis envoyés. Un texte de Saint Paul me revenait sans cesse en mémoire: Qui nous séparera de l'amour du Christ? La détresse, l'angoisse, la persécution, la faim, le dénuement, le danger, le glaive?... Oui, j'en ai l'assurance: rien ne pourra nous séparer le l'amour de Dieu manifesté en Jésus notre Seigneur.(Rm8, 35-39) Dans ces moments terribles, j'ai vraiment eu l'impression de grandir dans ma vie humaine et chrétienne.
Ce qui est certain, c'est que si les démons déambulent au Rwanda, les anges s'y promènent aussi. Le plus souvent ils sont rwandais. Qu'ils soient des chrétiens ordinaires, des prêtres ou des religieuses, ils travaillent à la mise en oeuvre d'une vie en société sans oppositions ethniques insurmontables. Selon le père Walter Aelvoet, père blanc belge, l'Église rwandaise est la seule instance qui ne soit pas fondamentalement gagnée par le radicalisme ethnique et qui propose une ouverture et une solidarité qui dépassent les frontières. Quand j'apprends que des gens de cette Église continuent, sans nous, et dans des circonstances effroyables, à offrir leur protection aux Hutus et aux Tutsi, et continuent d'oeuvrer pour la paix et la réconciliation, je ne peux pas désespérer. Ce sont de tels témoins qui sèment l'espoir sur lequel on pourra reconstruire ce pays agonisant. S'il est encore trop tôt pour parler de réconciliation, on peut déjà se mettre à l'écoute de ces maîtres de gratuité qui s'occupent à panser les blessures.
On les retrouve aussi en grand nombre en Tanzanie, au Zaïre, au Burundi, dans les camps de réfugiés et au Rwanda parmi les déplacés(On parle de deux millions de ceux-ci...?). Ils sont membres de dizaines d'organismes humanitaires qui travaillent actuellement dans ces camps. À leur façon, ils redorent le blason de l'humanité.
Michel Fortin, M.Afr.