Africana Plus

No 18 Octobre 1996.5



Réfugiés

Pauvres entre les pauvres


Pauvres parmi les plus pauvres, tels sont les réfugiés. Il y en a plus de 23 millions dans le monde. Nomades involontaires subissant les politiques guerrières de leurs pays respectifs, ils sont rejetés comme menu fretin à la mer des passions dominatrices. Les guerres civiles sont la principale source de ce drame incommensurable.

Ces réfugiés se promènent à moitié nus, portant sur leurs têtes ou à bout de bras la totalité de leurs possessions : une toile plastifiée, une casserole rouillée, un seau troué, une natte miteuse. Ces avoirs leur donnent une fugace impression de sécurité dans cette angoissante marche vers la misère des camps.

Là, au moins, ils seront assistés par des organisations internationales, panacées des gouvernements qui se sont totalement désintéressés d'eux. Ils y trouveront approvisionnement, logement, éducation, assistance médicale et sanitaire. Ils y rencontreront des personnes qui les aideront à donner un sens à leur nouvelle vie et qui les mettront en contact avec les habitants du lieu. Ils seront provisoirement en sécurité.

Mais que peuvent-ils attendre de demain ? Quels projets voudront-ils et pourront-ils bâtir quand la terre se dérobe sous leurs pieds ?

Selon les données du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), ils sont plus de 23 millions dans le monde : 7 181 100 en Afrique, 5 773 500 en Asie, 6 056 600 en Europe, 130 900 en Amérique Latine, 1 290 800 en Amérique du Nord, 50 400 en Océanie, 2 280 700 en ex Union Soviétique. Il faut y ajouter 26 millions de personnes déplacées ou réfugiées à l'intérieur de leur propre pays. Dans le monde, 1 personne sur 115 a été un jour contrainte de fuir sa terre natale.

En Afrique seulement, il y a près de 16 millions de réfugiés (extérieurs et intérieurs). Ils sont répartis comme suit : 4,5 millions au Soudan, 300 000 au Tchad, plus d'un million en Éthiopie, 825 000 en Angola, 2 millions au Mozambique, environ 500 000 au Liberia, 2 millions en Somalie, 2 millions au Rwanda et 500 000 en Ouganda.

Prenons l'exemple des 220 000 réfugiés hutus (Rwandais et Burundais) de la région d'Uvira (Zaïre) aux confins du lac Tanganyika. Depuis plus de deux ans, ils reçoivent l'aide d'organismes internationaux (OXFAM, Croix Rouge, Médecins Sans Frontières, etc.) d'ONG et d'Églises de toutes confessions (missionnaires laïcs ou religieux). Ces bons samaritains modernes savent reconnaître les victimes du brigandage politique. Celles-ci survivent tant bien que mal grâce aussi à la générosité de certains pays occidentaux.

Bien. Mais voilà que leur misère n'est pas assez profonde. Mais voilà qu'on les sent trop bien installés, trop sédentarisés. D'anciens compatriotes Tutsi du Rwanda (les Banyamurenge) émigrés au Zaïre depuis belle lurette veulent être reconnus comme citoyens zaïrois à part entière. Le pays hôte refuse. Un conflit éclate. Qui va écoper ? Les récents réfugiés des camps d'Uvira, bien sûr. De réfugiés sédentaires, ils deviennent réfugiés nomades. 110 000 d'entre eux ont déjà repris la route avec ce qui leur reste de vie. Pour paraphraser Félix Leclerc dans sa chanson Le petit bonheur, ils ont repris leur chagrin, leurs peines, leurs deuils et leurs guenilles et ils battent la semelle dans des pays de malheureux.

Qu'ont-ils donc fait au Bon Dieu pour mériter un tel sort ? Rien.
Qu'ont-ils donc fait aux humains pour connaître un tel dénuement ? Rien.
Que ferons-nous pour eux, en cette décennie de l'élimination de la pauvreté ? Espérons que la réponse ne soit pas : Rien.

Le HRC a dépensé un milliard de dollars pour les réfugiés en 1994. Le Canada, pour sa part, a fourni 25 millions $ au HCR. Ce qui représente 0,89$ par habitant. C'est déjà quelque chose, mais c'est encore si peu.
Et quand des voix de prophètes s'élèvent pour crier au nom de ces pauvres, que leur répond-on ? Qu'ils ne connaissent rien aux lois de l'économie. L'éditorial du 19 octobre 1996 du quotidien The Gazette intitulé Bishops go too far reproche aux évêques canadiens de recommander d'autres dépenses pour de nombreux groupes (de défavorisés), incluant les femmes, les peuples aborigènes et les réfugiés. Messieurs les évêques, leur dit-on, en reprenant la formule historique de Pierre Trudeau (1982), vous êtes de pauvres économistes. C'est comme si on leur disait : retournez donc à vos sacristies, à vos quêtes dominicales et à la gestion de vos pauvres églises.

Ah! Qu'il est facile de faire taire les prophètes : il suffit de les accuser d'incompétence. Dans un monde ou la rentabilité et la productivité sont la seule loi qui tienne, un tel cri du coeur a peu de chance d'être écouté.: La lutte au déficit est la solution, rétorquent- ils.
Logique, oui. Mais logique pour qui ?
À qui profite cette politique de restriction budgétaire, faite le plus souvent sur le dos des plus pauvres ? Et quelles répercussions cela a-t-il en bout de ligne ? Où est donc passée la pratique de la solidarité ?

Si mon pied heurte une pierre, ma main ne peut s'en réjouir. C'est moi tout entier qui souffre. Si mes artères se bloquent, c'est aussi ma tête et mes bras que je dois mettre au lit. Aucune des parties de mon organisme n'est parfaitement indépendante et ne peut vivre par elle-même. Il existe un lien qui contraint chacune à l'interdépendance.

Il en est de même pour chaque personne et pour chaque société. Nous sommes tous solidaires les uns des autres. Impossible d'être heureux tout seul. Il vient un temps où la misère des oubliés, des rejetés, des ventres creux devient révolte et désespoir; d'où le risque de voir jeter par terre ce que nous avions construit sans eux ou même contre eux.

Nous prenons très au sérieux les lois de l'économie telles qu'enseignées dans les hautes écoles et telles que proposées par certains journalistes. Pourquoi n'attachons-nous pas la même importance, dans les relations internationales, au commandement que quelqu'un nous a un jour donné de nous aimer les uns les autres?

Lorsque l'amour et la confiance ne sont plus les lois suprêmes, c'est le corps tout entier (lisons le monde entier) qui s'effrite et se brise en mille morceaux. Parce que les autres, quand on ne les porte pas dans son coeur, on les a presque toujours sur le dos.

Entendons-nous les cris des malheureux ? Les écoutons-nous seulement ? On a déjà essayé de faire taire les prophètes qui ont pour mission d'interpeller. On n'a pas réussi. Parce que des prophètes, il y en aura toujours.

Les évêques canadiens essaient seulement d'être la voix des sans voix. Et on leur répond par un discours sur les lois de l'économie. Laïcs ou évêques, athées ou croyants devraient être décemment écoutés dès lors qu'ils portent les cris des pauvres. Ils devraient être entendus par les hommes ou les femmes qui ont encore un tant soit peu de compassion. Quand un pauvre crie, l'être de coeur écoute. Il cherche, avec ses semblables, des solutions.

Des objections, des difficultés, des défis insurmontables, il y en aura toujours. Mais que faisaient nos ancêtres devant les défis ? Ils se resserraient les coudes. Autrefois, quand un mendiant se présentait à la porte de nos maisons, il y avait ce qu'on appelle le banc des quêteux. Ceux-ci pouvaient s'y reposer, y dormir même. Et il y avait toujours un bol de soupe, même dans une famille de 15 enfants. S'il y en a pour 15, il y en a pour 16, disaient-ils. Dans ce temps-là, on savait ajouter de l'eau dans sa soupe.

Avons-nous si peur de perdre le goût de notre soupe ou même d'en manquer? Si cette crainte empiète sur notre bonté, alors ce sera notre tour de goûter à l'autre pauvreté : la pauvreté humaine qui résulte du manque de solidarité.

Que proposons-nous ?
Que les hommes et les femmes d'action se lèvent pour soulager la misère des réfugiés ambulants. Tant qu'il y aura des riches trop riches et des pauvres trop pauvres, il y aura des réfugiés. Le monde dans son ensemble doit y faire face.

Ce n'est pas assez de critiquer ceux qui essaient de nous secouer; dans les organismes nationaux et internationaux, on a besoin de la bonne volonté non seulement d'hommes et de femmes politiques, mais aussi de chacun de nous qui leur donnons un mandat.

À propos des réfugiés hutus du Zaïre, Janet Lim (du HCR) disait,: Nous devons reculer constamment les limites de notre capacité d'intervention pour sauver toujours plus de vies humaines. C'est pourquoi nous explorons toutes les solutions possibles. Car qu'y a-t-il de plus précieux que la vie ?

Michel Fortin, M.Afr.


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