No 59 Février 2004.2
Justice et Paix
Des placements éthiques
« Heureux ceux qui ont faim et soif
de la justice : ils seront rassasiés » (Mtt 5, 6)
Les questions de
justice ont de plus en plus pignon sur rue dans les réflexions
chrétiennes et ecclésiales. Elles le sont dautant plus
pour les communautés religieuses et missionnaires qui font
de Justice et Paix un de leur projets prioritaires. Comment peut-on
être au service des plus démunis sans être affectés par leur
dénuement, surtout si, indirectement, ces communautés sont
impliquées dans le processus de leur appauvrissement ?
Comment cela est-il
possible ? Comment peuvent-ils appauvrir ceux-là même quils
se sont promis de servir ?En plaçant mal leur argent, par
exemple!
Les placements
ne sont pas neutres. Ils peuvent contribuer à créer des
situations dinjustice pour des centaines de milliers de
personnes. Être actionnaire de certaines grosses compagnies ou
de multinationales, si elles sont irresponsables et même parfois
sans foi ni loi, rend coupables ceux et celles qui les
soutiennent par leurs placements. Il faut donc que les communautés
religieuses et missionnaires aient de plus en plus le souci de
faire des placements éthiques.
De quoi sagit-il
au juste ? Et comment arriver à sy reconnaître dans cette
jungle économique ?
Toutes les
communautés religieuses ou les organisations sans but lucratif
doivent gérer leur avoir propre et même largent quon
leur confie de façon à dégager une certaine croissance. Il nest
plus de mode denfouir son bas de laine dans la terre, et le
placer simplement dans un compte courant en banque le condamne à
perdre de sa valeur à cause de linflation.
Avec laide
de gestionnaires, les communautés doivent placer leur argent ou
largent des autres quils administrent (par exemple,
prêts à fonds perdus, argent des membres ; dons faits
pour des uvres en Afrique
etc..) de façon à :
-
en assurer la sécurité ;
-
pouvoir répondre à leurs propres besoins et aux besoins
de leurs membres ;
-
rencontrer leurs obligations envers des tiers ;
-
etc.
Conséquemment,
les communautés doivent faire comme avec les fonds de pension et
placer leurs avoirs soit dans des obligations des gouvernements
ou des compagnies, ou bien en achetant des actions de compagnies
offertes sur les marchés boursiers. Tout cela implique des décisions
techniques qui demandent expertise et compétence. Une des
tâches principales des comités de placements, sur lesquels siègent
des conseillers laïcs spécialisés, est de choisir de bons
gestionnaires.
Mais là ne sarrête
pas leur responsabilité. En achetant des actions (et
aussi indirectement des obligations) de compagnies, les communautés
deviennent, même dune façon modique, co-propriétaires de
ces compagnies et donc co-responsables de leur comportement.
Malgré la complexité de la tâche, ils doivent sinformer
des agissements de ces compagnies au Canada ou ailleurs dans le
monde, et les influencer, dans toute la mesure du possible, pour
que les activités de ces compagnies soient conformes à la
mission des communautés religieuses et à leurs valeurs :
respecter et promouvoir les droits humains; favoriser le développement
durable; éviter des investissements dans des produits qui
ruinent la santé et créent des dépendances ou dans des pays
aux régimes oppressifs, etc.
La tâche est énorme
et notre pouvoir dinfluencer la politique des compagnies
paraît minime, le danger alors serait de ne rien faire.
Cependant, il faut se rappeler que la neutralité dans ce domaine
nest pas possible. Les actions des communautés religieuses
dans des compagnies les rendent copropriétaires ; ne rien faire
équivaut à se laver les mains, en donnant carte blanche à la
direction et en approuvant tacitement leur politique. Pour
pouvoir agir, il faut de la persévérance et aussi collaborer à
des réseaux de solidarité. Quelle est donc la marche à suivre
?
1. La première
étape est de soulever constamment, au niveau du comité de
placements, laspect éthique des investissements, et ce
dans le but de sensibiliser tous les membres, les gestionnaires
comme les conseillers laïcs, à cette dimension. Au début,
certains ne se préoccupaient que du rendement (the bottom
line). Il y a eu toute une évolution sur ce plan depuis
quelques années. Dailleurs, il est maintenant reconnu que
la dimension éthique est loin daffecter négativement
le rendement du portefeuille. Il est même payant dêtre
« ethicaly correct » : ça rapporte !
2. Ensuite, il
es impératif de se joindre à un regroupement qui partage les mêmes
préoccupations. Les Missionnaires dAfrique (Pères Blancs),
par exemple, sont devenus membres du RRSE ( Regroupement pour
la Responsabilité Sociale des entreprises)Le RRSE a été fondé
par quelques membres de lATIR (Associations des trésoriers
et trésorières des Instituts Religieux) il y a quelques années.
Ce groupe définit sa mission de la façon suivante :
La mission
de notre association est de promouvoir la justice et la
responsabilité sociale des entreprises, par lutilisation
du pouvoir financier collectif des membres, plus particulièrement
dans les domaines : du respect des droits de la personne, du
traitement équitable des travailleurs et des
travailleuses, de l'environnement, et de les convaincre dadopter
des codes de conduite en conformité avec les normes
internationales.
Pour ce faire, le
RRSE utilise le droit de parole de ses membres actionnaires pour
entretenir un dialogue avec les entreprises au sein desquelles
ils ont des investissements en vue d'influencer leurs pratiques.
Il utilise aussi à loccasion le droit de vote des
actionnaires pour appuyer des propositions présentées.
Aujourd'hui le groupe comprend : seize communautés
religieuses, deux associations à caractère religieux; et
six individus. Cependant, d'autres groupes et personnes intéressés
participent aux rencontres mensuelles sans avoir, à ce moment-ci,
demandé leur adhésion formelle.
Concrètement, que fait-on dans ce groupe
? Voici quelques exemples :
- participer
à des réunions avec les gestionnaires de portefeuilles pour les
sensibiliser à ce volet des investissements;
- entretenir des
réseaux de collaboration, avec le GIR (firme dinformation)
; Michael Janzti Research Associates; KAIROS (groupe
semblable des églises du Canada anglais); SHARE (de Vancouver);
ICCR (USA), etc.
- collaborer avec
des facultés universitaires (v.g. recherche sur les codes de
conduite des entreprises multinationales canadiennes avec lUniversité
de Montréal et Laval), etc.
- écrire des
lettres et provoquer des rencontres avec lun ou lautre
représentant de grandes compagnies :
- lAlcan par
exemple, sur un projet dexploitation de bauxite en Inde, et
ce à la demande des Églises de lInde.
- Power Corporation
qui détient un nombre considérable dactions dans
TotalFinalElf, pétrolière bien établie en Birmanie où règne
un gouvernement de junte militaire.
- être présent
à lassemblée annuelle de Tembec (compagnie dexploitation
forestière), et rédiger des lettres aux compagnies forestières
pour les encourager à obtenir la certification FSC (Forest
Standard Certificate) pour lexploitation de leurs forêts.
- faire suite au
rapport de lONU sur les conséquences désastreuses de limplication
des compagnies minières (dont 8 canadiennes) au Congo, en écrivant
une lettre au ministre Graham pour appuyer linitiative
prise par la Table de Concertation pour le Congo, demandant au
Canada de vérifier les constatations du comité de lONU,
et aussi lui demander de proposer une législation pour les
compagnies canadiennes travaillant à létranger.
- voter avec dautres
groupes en faveur dune résolution dactionnaires qui
invitait lentreprise La Baie à faire respecter les normes
de lOrganisation internationale du travail et de
mettre en place une structure indépendante de vérification.
Fait remarquable (une première au Canada), cette proposition dactionnaires
à recueillis 36,8% des voix. La Baie a finalement accepté de répondre
à ce quon lui demandait.
3. Les Pères Blancs ont, quant à eux,
deux gestionnaires pour leur portefeuille : jusquà
quel point, ceux-ci les aident-ils à exercer leurs préoccupations
éthiques ?
Avec lun
deux, ils nont eu jusquà présent que peu
de succès. Cependant ce gestionnaire avait déjà établi un
fonds éthique (appelé : select) pour les actions
canadiennes. Les Pères Blancs ont choisi ce fonds. Sa seule
caractéristique est quil élimine des placements dans des
compagnies qui font des produits nocifs. Voici ses critères délimination :
- compagnies de fabrication et vente de
produits de tabac ou dalcool, ou fournissant des
installations de jeux de hasard
- compagnies dont plus de 25% des
revenus annuels bruts proviennent des armements;
- compagnies dont les pratiques demploi
sont manifestement inférieures aux normes en vigueur dans chaque
territoire.
Mais avec ce
gestionnaire ils nont rien à dire ni pour le choix des
compagnies à éliminer, ni pour la façon dont le gestionnaire
vote. Ils ont demandé plusieurs fois à celui-ci de leur faire
connaître au moins quelle est leur politique de droit de vote.
Elle est actuellement en refonte, dit-on, mais la communauté
continuera à la leur réclamer.
Avec lautre
gestionnaire la situation est toute différente. En réponse
à leurs préoccupations, qui sajoutaient à celles dautres
communautés, le gestionnaire a décidé détablir un « fonds
dobligations et dactions canadiennes dintégrité
sociale ». Les Pères Blancs en ont été les membres
fondateurs avec 2 autres communautés religieuses dOttawa.
Pour ce fonds, le gestionnaire a établi un comité consultatif
dont le mandat est délaborer les politiques dinvestissements
du fonds et den déterminer la politique du vote par
procuration.
Ce comité se réunit
depuis août 2002 environ une fois par mois, soit à Montréal,
soit à Ottawa. Actuellement, il est dans la phase de
consolidation de ce fonds éthique. Il sagit :
- détablir
une politique de filtrage et dexclusion : selon
quels critères veulent-ils exclure des compagnies de leurs
placements ? Le gestionnaire leur fournit toute linformation
disponible sur un certain nombre de compagnies. Et ils se
prononcent à la lumière de ces renseignements.
- de déterminer
aussi une politique de vote par procuration. Lors des
assemblées annuelles des compagnies, moyennant certaines
conditions, les actionnaires peuvent présenter des résolutions
sur certains points précis soit concernant la bonne gouvernance
financière de la compagnie (v.g. rémunération des cadres),
soit sur son comportement éthique (respect des droits humains;
juste traitement des employés, par exemple droit à la
syndicalisation, respect de lenvironnement, etc.). Les
membres du comité ont un droit de vote par action quils
possèdent; sils ne les votent pas, lorsquil y a des
propositions dactionnaires, ces actions sont considérées
comme appuyant le point de vue de lexécutif; le comité
ne peut donc pas rester neutre.
Il y a peu
de chances que ces résolutions dactionnaires obtiennent
une majorité, mais elles peuvent embarrasser la compagnie qui
soigne son image auprès du public; les médias peuvent les
mentionner et les expliquer, comme ce fut souvent le cas pour les
opérations de Talisman (compagnie pétrolière canadienne) au
Soudan. Si une proposition dactionnaires obtient 3% ou plus
des votes, la direction doit la représenter à la prochaine
assemblée; si elle remporte plus de 6%, alors on devra la
soumettre pour une troisième fois, etc.
Ce gestionnaire
accepte de voter les actions des communautés comme elles lui
demandent de le faire, soit de façon globale soit nommément. Il
accepte aussi, si les communautés religieuses le lui demandent,
de leur faire parvenir leurs procurations pour quils
puissent assister aux assemblées dactionnaires, les voter,
et même intervenir.
Les Missionnaires
dAfrique (Pères Blancs), de même que dautres
communautés religieuses auxquelles ils se sont associés nont
pas la prétention de « sauver le monde » ou de
changer radicalement les politiques monétaires des grandes
compagnies ou des multinationales. Mais ils nont pas lintention
de baisser les bras non plus. David contre Goliath ? Pourquoi pas
? Lenjeu en vaut la peine, nest-ce pas ?
Seul, on ne peut
rien faire. Mais en solidarité, unis en réseau dans une foi
commune, autour de notre Maître, il ny a rien dimpossible.
On
peut se rappeler, dans lÉvangile, lépisode du jeune
homme riche. Malgré sa bonne volonté et devant les
exigences du dépouillement (justice) de Jésus, il refuse de le
suivre et se condamne à la solitude. Les disciples stupéfaits
demandent alors à Jésus : « Alors qui peut-être
sauvé ? Et celui-ci de répondre : « Aux hommes, cest
impossible; mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. »
(Mc 10, 26-27)
Et à ceux et celles qui se solidarisent
autour de Lui!
Michel
Fortin, M.Afr.