Africana Plus | |
No 72 Octobre 2006.5 |
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Construire la paix dans une Afrique de violences
Le continent africain n’a jamais eu autant besoin de paix
que dans ce temps qui est le nôtre. Combien d’appels et de messages de paix
n’avons-nous pas entendu ces derniers temps, qui ont été déjoués par les événements
quelques jours après ? La violence en Afrique porte plusieurs visages :
guerre, injustice, famine, impunité, détournement de biens public au profit
des individus, etc… La guerre, sommet de la violence aveugle, est elle-même
souvent la conséquence des grandes injustices et de frustrations de personnes
qui s’estiment lésées dans leurs droits ou défavorisées par l’ordre régnant.
La paix n’est pas seulement la cessation des armes; elle est développement,
bien-être, tranquillité, liberté des citoyens et promotion d’une justice équitable
pour le riche et le pauvre, le puissant et le faible.
L’Afrique et ses violences
Lorsqu’on contemple le continent africain, on est horrifié par la souffrance de si nombreuses personnes. Voici plusieurs décennies que les peuples d’Afrique vivent dans l’horreur des guerres sans nom. Sans doute, les richesses africaines ont toujours été pillées depuis le partage du continent à Berlin. Mais aujourd’hui, ce pillage se fait par personnes interposées, en soutenant des rébellions de pacotille et en créant des zones de guerre et de violence. Dans les coins les plus reculés, l’insécurité est devenue le pain quotidien des paysans. L’on ne sait plus cultiver la terre par peur de tomber entre les mains des miliciens. Ainsi, à la peur de sa vie s’ajoute la famine : les enfants sont mal nourris sur des terres scandaleusement fertiles. Bien plus, ces paysans viennent grossir le nombre des chômeurs urbains victimes des pillages organisées par les dictatures menacées par le vent de la démocratisation.
Jean-Marc Ela écrit que « les familles éclatées par l’exode rural, trop serrées dans les villes ou disloquées par les tensions et les conflits qui s’aggravent avec le renforcement des inégalités et la paupérisation, n’arrivent plus à prendre en charge les enfants des autres. Beaucoup de jeunes sont abandonnés à eux-mêmes dans les quartiers et les rues où ils sont exposés à la délinquance, à la drogue et au sida. » Par ailleurs, les différentes rébellions recrutent leurs membres dans les quartiers pauvres, les bidonvilles, dans des familles disloquées. Les enfants soldats sont pour la plupart issus des milieux défavorisés des villes africaines. On leur miroite des promesses fallacieuses, un enrichissement rapide et sans effort, au risque de leur mort prématurée.
Les économies de plusieurs pays africains sont paralysées suite aux pillages d’entreprises, aux fermetures de nombreuses entreprises parapubliques et étatiques. Plusieurs hommes se retrouvent au chômage. Et la survie des familles repose essentiellement sur les femmes qui restent encore exploitées et marginalisées dans les sociétés africaines post indépendance.
Le système éducatif s’essouffle. À cause de manque de moyens financiers, dans un système où la femme ne compte pas, on préfère envoyer les garçons à l’école au détriment de la famille. Ces filles déscolarisées deviennent précocement mères.
En plus, bien qu’existant dans les cultures africaines, la sorcellerie est renforcée et entretenue par les Églises nouvellement fondées. Ces mouvements religieux refusent délibérément d’élucider la pauvreté qui s’abat sur les familles africaines dans une perspective socio-politique et sont encouragés, sinon fréquentés par des hommes politiques influents. Leur approche fait le jeu du statu quo, cause principale de la paupérisation des masses africaines.
La paix des politiciens
L’histoire des négociations politiques en vue de juguler les crises africaines montre qu’elles sont souvent imposées par l’extérieur, dictées par des intérêts externes et internes. D’où la lenteur avec laquelle la paix se construit.
Pourtant, la paix ne peut se construire sans l’appui et l’apport du politique. Voilà pourquoi il nous faut, en Afrique, penser autrement le « pouvoir ». Le changement d’hommes à la tête de nos États ne suffit plus; il s’agit de promouvoir une conception du pouvoir comme « service » raisonnablement rémunérateur bien sûr, mais promouvant l’intérêt du peuple, et le respect du bien commun, les valeurs de la démocratie et des droits humains, et instaurant la libération effective de l’espace politique et luttant contre l’impunité et l’arbitraire sous toutes ses formes.
La démocratisation
La prise du pouvoir en Afrique par les armes, les coups d’État ou les violences de toutes sortes n’ont jamais apporté une solution heureuses à nos populations. On ne s’en rend peut-être pas suffisamment compte. Chaque fois que des hommes politiques ont tenté de faire dérailler le train de la démocratie, la force a toujours pris le pas sur la justice, l’arbitraire sur le droit, avec comme corollaires les violences à tous les niveaux de la vie et une multitude de catastrophes.
Quoi qu’il en soit, la voie de la démocratisation demeure le chemin salutaire pour l’Afrique. Elle favorise la participation de tous à la vie nationale à tous les niveaux, elle promeut la tolérance, l’acceptation des différences, la résolutions des conflits par des moyens pacifiques. Mettant fin aux violences des armes, elle prépare des terres fertiles où pourra croître et fleurir la paix durable.
La moralisation de l’espace politique africain
Pour une véritable construction d’une Afrique de paix, il est impérieux que les hommes politiques africains fortifient leur âme en pratiquant la vertu, la liberté et la tolérance et en faisant de l’intérêt de la nation une préoccupation majeure de leurs actions politiques.
À côté de l’opportunisme, il y a la corruption. Plusieurs projets initiés en vue du développement échouent parce que ceux qui en sont responsables sont soit incompétents soit inconscients.
La corruption s’étend à l’échelle de la tribu. Chaque tribu se bat pour placer les siens au sommet de l’État afin de se garantir des postes gratifiants. Cette tribalisation, ainsi que cette régionalisation de la vie politique a pour conséquence l’impunité, le soutien et la promotion des hommes malhonnêtes et incompétents.
Face à tant de situations décevantes, plusieurs africains en sont arrivés à considérer la politique comme « le domaine du mensonge, de l’hypocrisie, de ruse des coups bas ». Voilà pourquoi certains évêques parlent de « moraliser la vie politique ».Mais en vue de moraliser la vie politique, les hommes politiques doivent être éduqués et initiés aux valeurs de respect de la personne humaine et de toute personne humaine en toute circonstance, de la liberté, de l’égalité essentielle entre tous les hommes.
La paix du peuple qui souffre inutilement : exorciser
la peur de la différence
Bien plus, beaucoup d’hommes politiques en manque d’arguments tirent plus facilement sur la corde ethnique ou tribale en vue de conserver ou conquérir le pouvoir. L’Afrique a plus que jamais besoin d’une paix voulue et construite par tous ses fils et toutes ses filles, quels que soient leur origine et leur rang social.
De l’ennemi qu’il est souvent, il nous faut transformer l’autre en partenaire en vue de la construction d’une Afrique moins souffrante, moins humiliée.
Les élections sont le moment de la concrétisation de la démocratie. Pour qu’elles réussissent, il ne suffit pas seulement de les organiser. Il faut encore éduquer les électeurs à en comprendre les enjeux. C’est dans cette perspective que l’épiscopat congolais a lancé une vaste campagne d’éducation civique qui vise à former « des hommes prêts à traiter les autres comme on voudrait qu’on les traite eux-mêmes; des hommes disponibles à accueillir le vérité et la liberté de l’autre; des hommes soucieux de proposer humblement leur vérité, afin que, dans un dialogue réel, ils contribuent à construire la paix dans la justice ».
Église éducatrice de paix
En Afrique, l’on ne peut traiter la question de la paix en ignorant le rôle joué par l’Église catholique qui a fait de la construction de la paix son cheval de bataille. Forte de sa foi en Jésus-Christ qui lui demande d’être artisan de paix, héritière de la tradition humaniste, biblique et ecclésiale, l’Église d’Afrique se sent dans l’obligation d’éduquer ses chrétiens à travailler pour la paix. La raison d’un tel engagement est théologique : « L’Église est appelée à être, de manière unique, l’instrument du Royaume de Dieu dans l’histoire. La paix étant un des signes de ce royaume présent dans le monde, l’Église accomplit une partie de sa mission essentielle en rendant la paix du royaume plus visible en notre temps. »
Éduquer à la paix, c’est former à la liberté, valoriser les potentialités et construire la personnalité de l’éduqué. C’est éduquer à l’amour et non à l’égoïsme; c’est éduquer pour l’humanité entière, dans une perspective planétaire et universelle; c’est éduquer pour l’avenir et pour le changement.
Éducation par la non violence
La meilleure éducation est donc celle qui prône la paix à la place de l’injustice et la cupidité, la non-violence en face de l’esprit de vengeance et de revanche. Opter pour la non-violence, c’est briser ce cercle infernal qui veut enfermer les africains dans la résignation en vue de faire d’eux des artisans de leur propre histoire, de leur destin. C’est refuser la fatalité de la violence et proclamer que la violence n’est qu’une possibilité de la nature humaine, à côté de la bonté et que, de par sa nature, l’homme est à la fois capable d’être violent et d’être bon.
Toutefois, éduquer les chrétiens africains à la non-violence, ce n’est pas nier les violences mais prévenir les conflits et les empêcher d’éclater, apaiser l’offensé et redresser l’offenseur en tentant de supprimer l’offense elle-même.
La réconciliation pour une paix efficace et durable
Le travail de l’Église ne se limite pas à former les hommes et les femmes à la paix; elle se prolonge jusqu’au ministère de réconciliation qui est le but final de sa démarche. Les violences sont fruits des cœurs divisés et des esprits non-réconciliés avec eux-mêmes et avec les autres. L’on ne peut donc pas arriver à une paix durable si l’on ne va pas jusqu’au pari de la réconciliation, à son défi. Comme le soulignent si bien les Évêques ougandais, le chemin de la vraie paix passe nécessairement par la réconciliation comme la seule réponse à la vengeance. Cette conviction trouve son fondement dans l’Évangile même de Jésus.
L’option de la réconciliation est motivée par le désir de l’unité. Elle ressemble à la construction d’une fourmilière. « Lorsqu’une fourmilière est détruite, les ouvriers ne commencent pas par discuter sur celui qui a causé le désastre ou en a été le responsable, sur celui qui fournira le travail ou jouira de plus de privilège. Au contraire, toutes les fourmis se mettent, avec détermination et concertation, à reconstruire la fourmilière, chaque fourmi ou catégorie de fourmi accomplissant sa tâche particulière, si bien que, au bout de quelques jours, la fourmilière est de nouveau debout. »
Toute politique fondée sur l’arrogance du puissant et l’impunité ne peut être qu’un obstacle à la vraie unité nécessaire pour ressusciter l’Afrique.
La main tendue des victimes ne doit pas laisser insensible les bourreaux. À condition qu’on leur reconnaisse aussi le droit à la parole, le droit de se prononcer au sujet des évidences supposées des accusateurs. Eux aussi ont le droit à être écouté, loin de toute « diabolisation » précoce. Si aujourd’hui beaucoup d’hommes d’État s’éternisent au pouvoir, c’est parce qu’ils n’ont plus de garantie de se faire pardonner, surtout en cette période où les tribunaux internationaux peuvent traduire le dictateur en justice partout et à n’importe quel moment.
Il n’y a pas de réconciliation sans pardon, mais un pardon accordé qui appelle automatiquement à la repentance. Le pardon et la repentance font de la victime et du bourreau des créatures nouvelles.
Conclusion
Dans une Afrique du tribalisme, de la corruption, de l’arbitraire et de détournements des deniers publics, la Bonne Nouvelle s’annonce comme une espérance et en même temps une tâche pour le croyant : « Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux prisonniers qu’ils sont libres, et aux aveugles qu’ils verront la lumière, apporter aux opprimés la libération, annoncer une année de bienfaits accordée par le Seigneur. » (Luc 4, 18-19)
L’Église en Afrique doit éduquer à la civilisation et à la culture de l’amour, pour construire une Afrique de paix. Cette éducation nécessite une catéchèse dont l’objectif est la conversion aussi bien des hommes politiques que des gouvernés pour que chacun devienne le bâtisseur d’un véritable havre de paix.
Michel Fortin, M.Afr.
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Résumé d’un article écrit par Michel Lobunda Selemani, SJ, du Collège Alfajiri
de Bukavu, dans la revue Téléma (04/05) en décembre 2005.