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No 86 Septembre 2009.4 |
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Des minorités "visibles" mais pas entendues
À l'image
de Toronto, dont la moitié des habitants ne sont pas nés au Canada, la société
canadienne accueille un grand nombre d'immigrants et assure, du moins en théorie,
le respect des multiples cultures. Mais au quotidien, les pratiques discriminatoires
en matière d'emploi, d'éducation et de justice ont toujours cours.
Un modèle de multiculturalisme. C'est l'image dont le Canada,
qui a accueilli des millions d'immigrants venus du monde entier, a souvent bénéficié
au cours des dernières décennies. De fait, dès 1971, le pays a adopté au niveau
fédéral une politique multiculturelle, qui a été amendée et renforcée en 1988.
Elle reconnaît officiellement que le Canada est une mosaïque de différentes
cultures et affirme que chaque groupe ethno-racial sera encouragé à préserver
et maintenir son héritage culturel. La composition de la population canadienne
(trente million,; d'habitants) est en effet le résultat d'une multiplicité d'apports
ethniques, culturels et linguistiques qui a peu d'équivalent dans le monde.
Environ 200 000 immigrants de tous les horizons arrivent chaque année au Canada,
attirés par sa qualité de vie et sa réputation de pays ouvert, tolérant, pacifique
et soucieux du bien-être de ses habitants. Une société qui accueille les nouveaux
venus et valorise la diversité.
En 2006, la proportion de personnes résidant au Canada mais
nées à l'étranger a atteint le taux le plus élevé en près de soixante-dix ans,
soit près de 20 % de la population, ce qui représente un effectif de six millions
de personnes. Le pays compte aujourd'hui plus de 200 groupes ethniques. Les
pays d'origine des migrants ont changé au fil du temps. L'Europe a cédé la première
place à l'Asie.
De ce fait, au cours du dernier recensement, en 2006, 16,2
% de la population, soit un peu moins de cinq millions de personnes, se sont
librement identifiés comme .appartenant aux «minorités visibles». Font partie
des minorités visibles - une terminologie officielle employée depuis 1986 -
«les personnes qui ne sont pas de race blanche ou qui n'ont pas la peau blanche,
autres que les autochtones». Les autochtones sont eux-mêmes formés de trois
groupes (Indiens, Inuits et métis) et comptent au total 1,25 million de personnes
(soit 4,2 % de la population). Les trois minorités visibles les plus nombreuses
au Canada en 2006 étaient les personnes originaires d'Asie du Sud, les Chinois
et les Noirs. Ils représentaient à eux seuls les deux tiers du total de ces
minorités, qui comprennent par ailleurs des groupes importants de Philippins,
d'Arabes, de Latino-Américains, de Coréens, de japonais, et de personnes originaires
d'Asie du Sud-Est.
Le cadre institutionnel et législatif canadien place la diversité
et le multiculturalisme au centre de son identité nationale. Et cette affirmation
générale se décline dans un grand nombre de textes et de principes de politiques
publiques : la Charte canadienne des droits et libertés, la Loi canadienne sur
les droits de la personne, la Loi sur l'équité en matière d'emploi, la Loi sur
les langues officielles, la Loi sur le multiculturalisme, etc. Les provinces
et territoires sont également dotés de leurs propres législations, commissions
de droits de l'homme et programmes conçus pour protéger les droits de tous.
Et pourtant... en dépit de tous ces engagements, l'expérience
quotidienne de nombreuses communautés qui vivent dans le pays, dont les Noirs,
les autochtones, les musulmans (1), les personnes originaires d'Asie du Sud
et d'autres groupes minoritaires tendent à montrer qu'historiquement, mais aussi
aujourd'hui encore, le Canada est un pays porté à l'assimilation des immigrants
dans la culture dominante, aussi bien en termes d'idéologie que de pratiques
ou de politiques publiques. Et non, comme il le proclame officiellement, au
respect des différences.
Bien qu'ils soient fréquents et persistants, les préjugés raciaux
et les actes qui en découlent ne sont pas perceptibles par tout un chacun, mais
seulement par ceux qui en sont victimes. Ainsi, les Canadiens blancs tendent
à nier qu'ils sont affectés de tels préjugés ou qu'ils traitent différemment
les membres des minorités. Fréquemment, les témoignages des victimes ne sont
pas entendus et les expériences douloureuses qu'ils ont vécues tombent dans
l'indifférence générale. Certes, des agences officielles mènent d'importantes
enquêtes sur le sujet, mais elles n'utilisent pas ensuite leurs enseignements
pour élaborer des politiques concrètes. De même, les autorités créent régulièrement
des commissions sur le racisme pour montrer à quel point le sujet les préoccupe,
mais les conclusions et recommandations de ces groupes de travail sont ignorées.
Et il en va généralement de même pour les études réalisées par des chercheurs,
des groupes communautaires, des associations, etc. qui décrivent pourtant, faits
à l'appui, comment les gens de couleur se voient nier leurs droits et refuser
un traitement égalitaire.
Les responsables politiques nient ou relativisent l'existence
de barrières raciales qui empêchent ces personnes d'accéder pleinement à l'éducation,
à l'emploi, aux médias, à la justice, aux arts, au processus politique, etc.
Certes, les hommes politiques canadiens courtisent résolument le vote ethnique,
et le Parti libéral, actuellement dans l'opposition, a longtemps eu la faveur
de ces minorités. Les communautés ethniques à Toronto et dans les autres grandes
villes ont aujourd'hui un poids politique croissant. Mais c'est un phénomène
encore très récent, car beaucoup d'immigrés de première génération n'ont pas
le droit de vote et ne sont pas éligibles, faute d'avoir acquis la nationalité
canadienne.
En réalité, quelles que soient les affirmations de principe
en faveur du multiculturalisme, les lois et les institutions restent concrètement
imprégnées par les valeurs blanches anglo-européennes. Ce qui se traduit dans
des pratiques discriminatoires au quotidien. Ainsi, le racisme dans le système
judiciaire canadien a fait l'objet d'études solidement étayées. Elles montrent
que les membres de communautés auxquelles sont associés des stéréotypes négatifs,
et singulièrement les Noirs, sont traités différemment aussi bien par la police
et les tribunaux que par le système pénitentiaire. Les peines qui leur sont
infligées sont en moyenne plus longues, ils ont plus de difficultés à bénéficier
d'une liberté provisoire...
La récente prise de position d'un magistrat sur la question
des discriminations raciales a fait débat. Dans une de ses décisions, John Murray,
juge d'un Tribunal supérieur de l'Ontario, a remis en cause la formulation de
la «question Parks». Depuis seize ans en effet, les avocats d'un prévenu noir
sont autorisés à interroger les jurés potentiels sur le fait de savoir s'ils
ont des préjugés contre les Noirs (2). Le juge Murray a estimé dans sa récente
décision que la société et les mentalités avaient changé depuis le temps où
la question Parks avait été adoptée. Et qu'aujourd'hui, à l'époque du président
Barack Obarna et du cinéaste Spike Lee, l'emploi d'une telle classification
raciale était devenu déplacé et embarrassant. Le juge Murray a donc estimé que
la question devait être reformulée de façon plus générale et qu'un juré devait
se voir demander si son impartialité pouvait être garantie quelle que soit la
race de l'accusé. Le point de vue de ce magistrat est contestable cependant,
car de nombreux éléments montrent qu'en réalité les croyances, valeurs et pratiques
de la culture dominante blanche ont relativement peu changé par rapport à l'époque
où la «question Parks» a été instaurée.
L'éducation est un autre secteur où les préjugés raciaux ont
un impact particulièrement lourd. Et ce, depuis l'école primaire jusqu'à l'université.
Ce racisme est visible dans les programmes, par exemple, qui n'évoquent pas
la contribution que les immigrants apportent et ont apporté à la société canadienne.
De même qu'ils ne traitent guère des nombreuses inventions qui, ait cours de
l'histoire, sont venus de sociétés non blanches. Le racisme est également patent
dans la passivité des pouvoirs publics face aux conditions désastreuses des
écoles fréquentées par les communautés autochtones.
La discrimination se manifeste enfin dans le fait que les capacités
des élèves appartenant à certains groupes sont souvent disqualifiées a priori.
Ainsi, les éducateurs décrivent fréquemment les garçons noirs comme déviants
et constituant une menace tant pour l'école que pour le système social. Dans
l'emploi et le monde du travail, les membres des communautés noires et autochtones,
font face à des préjugés raciaux et aux inégalités de traitement qu'ils engendrent.
Certes, des lois instituant des formes de discrimination positive, appelées
«équité dans l'emploi », existent à la fois au niveau fédéral et provincial,
sans instituer de quotas cependant. Mais les employeurs ont souvent appris à
les contourner. Ainsi, en 2007, le pourcentage d'employés du secteur public
issus des minorités visibles était de 8,8 %, alors que ces minorités représentent
16,2 % dans la population totale. Qui plus est, la situation n'a guère progressé
ces dernières années. Les chiffres concernant le secteur privé sont plus élevés,
mais ils ne reflètent pas pour autant l’augmentation globale des minorités visibles
dans la population canadienne. Par ailleurs, le racisme persiste dans les valeurs
et les normes de la culture d'entreprise. Il se traduit par des pratiques discriminatoires
en matière de recrutement, de promotion, de formation et d'évolution des carrières.
Les médias, les arts et spectacles sont aussi de puissants
vecteurs de renforcement des stéréotypes raciaux. En matière de délinquance,
notamment. Ainsi, le rap y est volontiers associé à la violence des gangs. Et
cette violence des gangs associée aux Noirs. Sur un plan plus général, les commentaires
journalistiques identifient fréquemment des groupes, tels que les Noirs, les
musulmans, les Arabes et les autochtones comme des «communautés à problèmes».
Et leurs revendications sont alors présentées comme inacceptables, voire comme
des menaces à l'ordre social, moral et politique du Canada. Ce faisant, les
médias renforcent encore dans les mentalités de la majorité blanche du pays
la division binaire entre «eux» et «nous ».
Ces exemples montrent que les principes démocratiques (justice,
égalité, etc.) du Canada et ses engagements solennels en matière de pluralisme
culturel cohabitent avec des attitudes et des comportements sous-tendus par
des préjugés raciaux. Certes, beaucoup, voire la plupart, des Canadiens rejettent
toute prise de position raciste, mais cela demeure largement symbolique. Cette
coexistence de principes affichés et de pratiques qui les contredisent a pu
être qualifiée de «racisme démocratique». Il en résulte une absence de soutien
dans l'opinion en faveur des politiques qui pourraient permettre d'améliorer
le statut social des gens de couleur. De telles interventions publiques, parce
qu'elles viseraient à modifier l'ordre social et économique, sont souvent perçues
dans les mentalités collectives de la majorité blanche comme menaçant la démocratie
libérale, et en contradiction avec ses principes égalitaires.
Frances Henry
et Carol Tator
York University
(Alternatives Internationales,
Septembre 2009)
(1)
Bien que fidèles d'une religion, et d'ethnies et cultures diverses, les musulmans
se voient attribuer des stéréotypes raciaux par des non-musulmans.
(2) Dans à première affaire ayant donné lieu à cette jurisprudence, l'accusé, Carlton Parks, était noir. mais la possibilité de poser une telle question fut étendue aux procès, impliquant des prévenus appartenant à d'autres groupes victimes de préjugés.