No 32 Août 1998.6
Tiers monde
De plus en plus, les guerres modernes se font et se défont par l'intermédiaire des médias. Faisant partie du Village Global, les belligérants de tout acabit se livrent une lutte sans merci par le biais des grandes agences de presse ou par Internet. On convie les journalistes à un point de presse comme on le ferait pour un apéritif. Et peu importe si ce que l'on sert est de l'authentique ou du frelaté, du bon cru ou de l'imitation : l'image compte plus que la réalité. Une certaine image, s'entend.
Manifester quand la télévision tourne et se rasseoir quand elle se retire, crier quand les micros fouillent les visages et devenir muet quand ils disparaissent, voilà du théâtre pour épater la galerie. C'est faire le jeu des médias qui ne cherchent pas mieux que le sensationnalisme. "Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse."
Mais voilà : même les images extrêmes se banalisent. Le sang qui coule n'impressionne plus, à moins qu'il ne soit répandu à la dimension d'un pays... et encore. La famine qui sévit n'arrête plus les consommateurs à moins qu'elle ne s'étende à l'échelle continentale... et encore. Les guerres tribales qui se multiplient provoquent l'indifférence, à moins qu'elles n'atteignent un parent, un ami, un concitoyen.
"Rapt d'une religieuse canadienne au Rwanda", titrait un journal dernièrement. Trois soeurs, appartenant à la congrégation des Soeurs de Sainte Chrétienne, ont été portées disparues à Byumba, au nord du Rwanda. "Deux Pères Blancs belges sont enlevés", dans la région du Ruhengeri, deux semaines plus tard. Un autre Père Blanc, canadien celui-là, Richard Dessureault, subira le même sort au début du mois d'août, toujours au Rwanda.
Quelques jours plus tard, on les revoit sur la scène paroissiale. Que s'est-il passé ? Pourquoi ces enlèvements ?
Parce que des groupes de dissidents, des rebelles, voulaient alerter l'opinion internationale. La tuerie locale ne suffisait plus à réveiller la conscience globale. Alors, les médias ont déserté leur guerre.
Et pourquoi l'ont-ils désertée ? Parce que leur guerre n'était plus "attirante". Parce qu'elle ne suscitait plus d'émotions.
En journalisme, il y a des critères à respecter pour intéresser le public. Il faut tenir compte de la proximité de la nouvelle, du conflit qu'elle génère, de son intérêt, de l'originalité avec laquelle elle est traitée, de l'impact qu'elle a, de la proéminence et de sa nouveauté.
Alors, voilà! Plus la nouvelle est loin du lecteur ou de l'auditeur, moins elle est pertinente pour le public et donc intéressante pour l'éditeur. Cette loi de la proximité joue énormément contre le continent africain, surtout pour les nord-américains. C'est loin l'Afrique. Et les guerres ethniques ressemblent aux "Star Wars" : elles sont à des années-lumière des préoccupations du consommateur occidental.
Les guerriers modernes ont compris ces lois médiatiques. Ils jouent maintenant dans la cour des étrangers pour attirer l'attention du monde... comme le font les enfants pour réveiller leurs parents endormis. S'ils ne s'étaient battus qu'entre eux, les "grands" de ce monde n'auraient pas été dérangés. Crier fort, enlever des étrangers et massacrer des myriades d'Africains, cela attire inévitablement les médias assoiffés des trois "S", à savoir : le sang, le sexe et le sport. Dans ces cas-ci, c'est le sang.
Et si ces cris ne dérangent pas assez, alors on passera aux coups. Si les enlèvements d'étrangers ne suffisent plus, on va les éliminer. Des exemples : ces dizaines de missionnaires assassinés depuis quelques années : 21 en 1994, 32 en 1995, 46 en 1996, 28 en 1997 et 10 au cours des quatre premiers mois de 1998. Ce cycle de violence n'a plus de fin.
Comment alors répondre à cette violence ?
Certainement pas en lui donnant droit de cité. En ce sens, certains médias ont leur part de responsabilité. Si ceux-ci ne font que rechercher le sensationnalisme au lieu de "se" proposer comme forum de négociation et même, pourquoi pas, comme lieu de réconciliation, les conflits vont s'éterniser et se banaliser, Et s'ils se banalisent, le public va s'en désintéresser; dès lors, l'agence médiatique va y perdre. Si celle-ci veut s'enorgueillir de quelque chose, pourquoi ne serait-ce pas d'avoir été responsable d'une tentative de paix, réussie ou non ?
Quant aux acteurs de ces conflits, répondre à la violence par la violence, c'est évidemment s'enfermer dans un cercle qu'il serait insuffisant d'appeler vicieux : il est proprement infernal. Et répondre à la violence par la démission, l'absence de réaction, le laisser-aller, ce n'est pas non plus une réponse, c'est une trahison.
À la violence, seule la force est capable de répondre. La violence, c'est la colère, c'est la haine, c'est l'injustice en marche, c'est la dévastation en mouvement. La violence est stupide et redoutable comme le plomb d'une balle.
La force, par contre, a toutes les dignités de l'esprit et du coeur. La force, elle est dans une pensée juste; la force, elle est dans une volonté droite; la force, elle est dans l'amour qui va jusqu'au don de soi.
Prise par les rebelles au Rwanda, une religieuse canadienne a répondu aux journalistes, avides de "vraies nouvelles", que cet enlèvement avait été un événement positif... à la stupéfaction de ces derniers. Ceux-ci en voulaient plus.
Les missionnaires, enlevés ou tués, ont choisi de témoigner de la force de l'amour pour répondre à la violence. Ils ont cherché à unir plutôt qu'à diviser, au détriment de leur intérêt personnel, au détriment de leur propre existence. Comme leur Maître, ils ont dit : "Ma vie, on ne me la prend pas : je la donne".
La croix, c'est l'endroit où, pour toujours, la force a répondu à la violence.
N'est-ce pas l'unique façon de sortir de ce cercle vicieux ?
Michel Fortin, M.Afr.