No 55 Mars 2003.3
Côte dIvoire
LIdéologie fraternelle
Encore un pays déchiré par des conflits internes. Encore un pays au bord dune guerre fratricide. Encore un pays morcelé, essayant de recoller les morceaux dune terre brisée, espérant enrayer la fermentation géographique, ethniste ou religieuse des esprits nationalistes. Bien sûr, les « chefs » vont invoquer des raisons partielles ou partiales pour leurs agissements afin dexpliquer leurs mésententes. Mais ils ne font trop souvent quenvenimer le conflit pour satisfaire leur quête davoir et de pouvoir.
« Aux yeux des Ivoiriens, l'honnêteté, l'intégrité et la justice semblent être des valeurs d'une autre époque ». C'est en ces paroles dures que les évêques de Côte d'Ivoire dénoncent la détérioration morale que traverse le pays, secoué depuis le mois de septembre dernier par la guerre civile. « L'argent est devenu un critère de reconnaissance de la dignité humaine. C'est là que se trouve l'origine de nos divisions, y compris la fracture au sein des institutions républicaines, comme l'armée ou les partis politiques. On devient membres d'un parti politique non pour suivre un idéal ou un programme donné de développement, mais en fonction de l'intérêt économique que l'on peut en retirer ». Face à la guerre civile, la Conférence Épiscopale invite les Ivoiriens à s'aimer eux-mêmes et à aimer leur propre pays : « Apprenons à nous aimer ; arrêtons de nous combattre, de nous étiqueter entre gens du Nord et gens du Sud, gens de l'Ouest et de l'Est. Aimer son propre pays signifie partager un idéal commun, en privilégiant toujours l'intérêt supérieur du pays, et en le mettant au-dessus de nos intérêts particuliers et personnels ».
Depuis le mois de septembre dernier, des événements dramatiques secouent la Côte-dIvoire, en proie à une guerre civile. En Côte-dIvoire, 15 millions et demi de personnes vivent en moyenne avec 800 dollars de revenu annuel par tête, un peu plus de 2 dollars par jour. La richesse nationale vient du cacao, dont il est le principal pays producteur du monde. Les centaines de milliers de producteurs de cacao qui vivent de cette culture sont soumis aux incertitudes et aux oscillations dun marché international dans lequel ils nont pas voix au chapitre. Dans ces conditions, il nest pas étonnant que des conflits internes éclatent, comme celui qui dure depuis le mois de septembre dernier dans le Nord du pays.
Dans cette grande République ( plus de 320 000 kilomètres2 ), il y a une quarantaine de sous-groupes ethniques réunis au sein de cinq grandes entités ethno-sociologiques spécifiques, qui présentent, cependant, des traits communs.
Depuis la mort du président Félix Houphouët-Boigny en 1993, les successeurs du "Vieux" à Abidjan ont divisé et subdivisé le pays pour mieux régner. Il y a dabord eu le prédécesseur de lactuel président Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié qui a fait lapologie de « l ivoirité ». Voici ce quil a dit en parlant de livoirité: « Le nouvel élan que je vous invite à partager enrichira en tout premier lieu notre identité qui réside dabord dans la permanence des valeurs républicaines, celle de notre devise: lunion, la discipline, le travail, mais aussi la paix, la lutte contre les injustices à léchelle nationale et internationale, légalité entre les hommes et les femmes, la laïcité de lécole et de lÉtat, le refus des fanatismes et des intolérances Elles doivent contribuer à réaliser notre unité nationale et donner un sens universel à notre citoyenneté ivoirienne. » Daprès ses tenants, livoirité peut se définir comme laffirmation de lidentité culturelle, sociologique et politique des peuples de Côte dIvoire. Ce concept, disent-ils, na jamais suggéré ni xénophobie, ni ethnicisme, ni racisme. Cest une méprise de considérer quun tel projet porte les germes de lexclusion.
Ce qui nest pas lavis des adversaires de lactuel gouvernement. Dans un pays où plus dun tiers de la population est dorigine étrangère, venue des pays sahéliens alentour, le dauphin constitutionnel dHouphouët-Boigny (M. Konan Bédié) a dressé les « autochtones » contre les « allogènes ». Les problèmes réels de létat civil, de laccession à la nationalité ivoirienne, des droits à la terre nont jamais été posés, disent-ils. Pour la classe politique à Abidjan, livoirité na été quun concept dexclusion, une fuite en avant et une bataille pour le pouvoir dont lethnicisation des conflits politiques et sociaux est devenue le principal ressort. Dès lors, le combat politique a tourné à la guerre des chefs.
Mais qui sont donc les principaux protagonistes des ces luttes ? Il y a, bien sûr, lactuel président, Laurent Gbagbo (du Front Populaire Ivoirien - FPI) contrôlant la partie sud du pays; puis certains chefs de partis politiques ivoiriens, tels Alassane Dramane Ouattara (du Rassemblement des républicains RDR) ou Francis Wodié (du Parti Ivoirien des Travailleurs PIT) etc., et enfin les chefs des mouvements armés rebelles tels le Mouvement Patriotique de la Côte dIvoire (MPCI) contrôlant le nord du pays à majorité musulmane, le Mouvement Populaire Ivoirien du Grand-Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP) regroupant les rebelles de louest. Ces deux derniers Mouvements déclarent quils se rattachent à la figure du général Robert Gueï, tué durant la tentative de coup dÉtat le 19 septembre dernier, qui a marqué le début de la crise actuelle. Si le nord est sous la coupe de mouvements aidés par le Burkina Faso de Blaise Compaoré, le nord-ouest est détenu par des groupes instrumentalisés par le Liberia de Charles Taylor qui lorgne les plantations de cacao toutes proches de son pays.
Cest à eux en particulier que sadressaient les évêques de la Conférence épiscopale régionale de lAfrique de lOuest (CERAO) le 9 février dernier : « Nous lançons un appel pressant aux leaders des partis politiques pour les exhorter à sensibiliser leurs militants et à désarmer leurs combattants et leurs sinistres escadrons de la mort, pour donner une chance au dialogue. Les leaders politiques doivent reconnaître avec humilité leur responsabilité dans les conséquences néfastes de leurs ambitions et de leurs intérêts personnels au détriment du bien commun de la nation. »
Comment faire lunité de ce pays avec tous ces intervenants ? Le 24 janvier dernier, on a bien essayé de les regrouper à Marcoussis (à une trentaine de kilomètres de Paris) et den arriver à une entente de principe. Ils y ont parlé de lavenir de la démocratie, des relations de ce pays avec ses voisins, de la Constitution, de la réforme du code de la nationalité et du code foncier, du jus soli et du jus sanguine, le droit du sol et le droit du sang. Le RDR a fait clairement comprendre quil faut revenir au droit du sol, qui fait de tous les enfants nés sur le territoire ivoirien des nationaux (concept de livoirité). Le FPI a fait alors remarquer que cest Ouattara, alors Premier ministre dHouphouët, qui a instauré la carte de séjour en Côte dIvoire. Comment, sur des positions aussi tranchées, réconcilier les Ivoiriens, faire taire les armes et renouer avec le débat ?
Suite aux accords de paix de cette rencontre, des dizaines de milliers de partisans de M. Gbagbo ont protesté violemment à Abidjan contre cette entente jugée humiliante pour le président et contre l'attribution aux rebelles des deux postes clés de la Défense et de l'Intérieur dans le nouveau gouvernement. Pourtant, le président ivoirien s'est déclaré «heureux qu'on ait abouti à l'accord» de réconciliation de Marcoussis. «On ne sort pas d'une guerre comme on sortirait d'un dîner de gala. Je n'ai pas gagné la guerre, il faut donc qu'on en tire les leçons», a déclaré le président ivoirien, qui a «remercié» la France pour son aide. «Une crise qui dure quatre mois, cela coûte cher. Par conséquent, pour en sortir, il faut des concessions mutuelles, j'en ai fait», a-t-il affirmé, sans conviction.
Une guerre de chefs ? En tous les cas, ça en a tout lair! Et ces « chefs » ont tous de gros « ego »! « Je nai pas gagné la guerre, a dit le président Gbagbo, je dois donc négocier » On fait la guerre dabord, et si ça ne marche pas, on négocie après. De tous les temps, on a fait de la négociation le parent pauvre des solutions de conflits. Négocier ? Une lâcheté. Temporiser ? Une lâcheté. Tout est déshonneur, sauf la guerre. Quelle façon daborder la paix Ce comportement nentre pas dans une logique de paix, malgré les affirmations de Laurent Gbagbo, mais dans une logique de guerre. Alors quon attendait un discours à la nation du président, celui-ci sest contenté dune adresse à ses partisans, affirmant que « ce qui sest dit à Marcoussis, ce sont des propositions - Je suis à la barre. Je reste à la barre ».
Pour les évêques de la CERAO, il est cependant nécessaire de donner une chance à la paix : « Les accords de Marcoussis auxquels ce dialogue est parvenu ne sont-ils pas une chance à saisir ?Ils ne sont certes pas parfaits, loin sen faut. Ils comportent certainement des difficultés ; mais ils témoignent du courage et de la volonté des responsables et des représentants du Peuple prêts à consentir aux sacrifices nécessaires pour reconquérir la paix Ces accords noffrent-ils pas un chemin qui pourrait aider à retrouver la paix si ardemment recherchée par tous et à construire patiemment et résolument lavenir dune coexistence fraternelle ? Nous demandons aux Forces armées et aux Organisations dites « rebelles », aux Institutions républicaines d'adhérer pleinement au plan de paix accepté par tous les protagonistes de la crise et appuyé par les communautés internationales et par tous les hommes de bonne volonté, afin de sauvegarder la paix si indispensable et si chère à tout le peuple de Côte dIvoire.
Un correspondant du magazine Jeune Afrique, Gambari Yaya, opposé à la politique de livoirité, écrivait ceci au président Gbagbo :
« Jinvite le président Laurent Gbagbo, sil veut rentrer dans lhistoire et sauver les Ivoiriens de demain, à surpasser son orgueil personnel et les réactions de certains de ses militants, et à reconnaître ouvertement que livoirité est la cause principale des maux dont souffre aujourdhui la Côte dIvoire. Et à réparer ainsi les graves erreurs commises, depuis Houphouët, par nos dirigeants politiques. Il faudrait, à travers le ministère de lÉducation nationale, élaborer un programme dinstruction civique pour les cours élémentaires et secondaires sur le thème : La Côte dIvoire est un pays où cohabitent des ethnies et des religions différentes. Aucun Ivoirien na choisi son ethnie. Et aucune nest supérieure ou inférieure à une autre. Nos frères africains qui vivent sur notre sol sont un atout, car ils contribuent au développement de notre pays. Si les jeune élèves sont imprégnés très tôt de cette « idéologie fraternelle », dans les écoles comme à la maison, jose espérer que la nation ivoirienne de demain sera plus forte et solidaire. »
Selon le cardinal Bernard Agré, Archevêque dAbidjan, la guerre a montré lopposition entre les ethnies du nord et les ethnies du sud, mais cela na pas été un conflit religieux. Le cardinal sest engagé profondément pour éviter que les affrontements ne puissent prendre des aspects de guerre de religion. Cest en ce sens quil y a eu récemment, en Côte dIvoire, une réunion pour la paix organisée par les communautés religieuses du pays. « Un grand signal de paix est venu de la rencontre de prière inter-religieuse à laquelle ont participé des milliers de personnes, avec le chef de l'État et plusieurs ministres », déclare une source locale contactée par l'Agence Fides en Côte-d'Ivoire. La cérémonie concluait trois jours de prière et de jeûne organisés par les 15 communautés religieuses présentes dans le pays, quelles soient chrétiennes, musulmanes, ou de cultes traditionnels. Par cette manifestation, toutes les religions ont voulu souligner qu'elles ne voulaient pas tomber dans le piège du conflit religieux. La guerre a des causes politiques et économiques, et n'est pas un conflit entre différentes religions. Au contraire, les religions déclarent qu'elles veulent la paix .
Le pape Jean-Paul II a aussi lancé un appel à la réconciliation nationale en Côte dIvoire. La crise qui a éclaté en septembre sest en effet aggravée ces derniers jours avec des manifestations organisées contre les accords de paix conclus à Paris (Marcoussis).
« Une fois encore mes pensées se tournent vers la Côte dIvoire, éprouvée par une grave crise qui déchire ces populations. Prions pour que les efforts de tous ceux qui ont à cur lunité du pays et le respect de la légalité lemportent sur les divisions et les revendications. Que les fidèles catholiques en particulier, guidés par leurs pasteurs, sachent uvrer pour que le dialogue et le respect des personnes et de leurs biens soient mis en pratique et promus par tous », a déclaré le pape.
Il y a quarante ans, le pape Jean XXIII écrivait ceci, dans son Encyclique « Pacem in terris » :
« Les rencontres politiques au niveau national et international ne servent la cause de la paix que si les engagements pris ensemble sont respectés de part et d'autre. Dans le cas contraire, ces rencontres risquent de devenir insignifiantes et inutiles, et il en résulte que les gens sont tentés de croire de moins en moins à l'utilité du dialogue et de faire plutôt confiance à l'usage de la force pour résoudre les conflits. Les répercussions négatives qu'ont sur le processus de paix les engagements pris et non respectés doivent conduire les Chefs d'État et de Gouvernement à peser avec un grand sens de la responsabilité chacune de leurs décisions. »
Comme au Vatican, il faudra quon sorte de ces « conclaves » de chefs avec une fumée blanche, car la seule bonne nouvelle que les Ivoiriens attendent est celle de la paix!
Michel Fortin, M.Afr.
(Montréal, 15 février 2003)