Africana Plus

No 53 Janvier 2003.1



Monde
Le spectre de la faim


 

La faim au Canada

On croyait que la faim n'était une menace que pour les pays pauvres. Erreur! Elle existe aussi chez nous. Et, bien sûr, celle-ci touche en tout premier lieu les enfants. Le nombre d'enfants canadiens qui connaissent les affres de la faim est à la hausse et ne montre aucun signe de relâche, selon un rapport du Conseil canadien de développement social (CCDS). Le Progrès des enfants au Canada 2002 indique qu'environ 75 000 familles avec des enfants de moins de 12 ans ont signalé avoir connu la faim en 1996, soit une augmentation d'un tiers par rapport à 1994.

Cette tendance a été corroborée par un rapport publié le mois dernier par l'Association canadienne des banques alimentaires, qui montre une augmentation de 12,5% dans le recours aux banques alimentaires au Canada depuis 1996. Plus de 300 000 enfants ont eu recours en mars 2002 à des aliments distribués, représentant près de la moitié de tous les récipiendaires des banques alimentaires.

Signe des temps modernes, la sous-nutrition revient en force en Amérique du Nord à cause des difficultés d'accès au marché du travail d'une partie de la population.

Dans les pays industrialisés, la sécurité alimentaire prend une tournure différente depuis que les plus pauvres ne jouissent plus d'une alimentation équilibrée, et depuis que les grandes craintes sur la toxicité des aliments industrialisés ont repris de la vigueur.

 

Malnutrition, insécurité alimentaire, oui! Cependant, cela ne touche ici qu'une partie de la population. Alors que là-bas, lorsque l'on veut bien élargir son horizon au dimension du monde, le tragique saute aux yeux.

La faim dans le monde

On croyait, à tort, avoir désormais les outils nécessaires pour faire reculer le spectre de la faim de notre planète. En 1996, lors du Sommet mondial pour l'alimentation (SMA), on s'était fait la promesse de réduire de moitié le nombre de personnes souffrant de la faim à l'horizon de 2015. Constat d'échec : on compte toujours environ 800 millions d'affamés dans le monde.

Pourtant, selon l'Organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO), la nourriture est plus que suffisante pour les six milliards d'habitants de la planète. Tout le problème réside dans sa répartition.

Si les objectifs du Sommet de 1996 n'ont pas été atteints, on peut l'attribuer aussi au manque d'une culture de la solidarité et à des relations internationales parfois empreintes d'un pragmatisme privé de fondement éthique et moral. Certaines statistiques sont par ailleurs préoccupantes : selon ce qu'elles indiquent, les aides aux pays pauvres apparaissent ces dernières années en diminution et non en augmentation.

La persistance de la malnutrition est aujourd'hui plus liée aux guerres et aux situations politiques instables qu'aux stricts facteurs techniques ou climatiques. L'insécurité alimentaire et les conflits armés font, si l'on ose dire, "bon" ménage. L'environnement défavorable que représentent l'épuisement des ressources naturelles, la pression démographique ou la rareté de l'eau attise la concurrence. Les conflits armés empêchent aussi les agriculteurs de produire des denrées alimentaires et entravent l'accès à la nourriture en perturbant les transports, les échanges et les marchés, comme on le constate trop souvent dans plusieurs pays d'Afrique. Conclusion : dans l'ensemble des pays en développement, on estime que les pertes de production agricole se sont montées à 4,3 milliards de dollars par an. Avec cette somme, on aurait pu permettre de mieux nourrir 330 millions de personnes.

Depuis 1990, les crises alimentaires répertoriées par la FAO se situent au Zaïre, au Liberia, en Haïti, au Bhoutan, au Soudan, en Somalie, en Bosnie, au Rwanda et en Sierra Leone, tous pays en proie à la violence et à l'instabilité. L'un des plus grands génocides par la faim qu'aient connu les années 80 a eu lieu au Timor oriental : 300 000 Timorais sont morts de faim dans les dix ans qui ont suivi l'invasion de l'île par les Indonésiens.

Enfin, l'accès à la terre et à l'eau ainsi que le manque de revenu ou de crédit sont la seconde grande cause de malnutrition dans le monde après l'utilisation de la faim à des buts politiques.

 

La faim en Afrique

L'Afrique demeure la région la plus touchée par la famine, et notamment le sud-est du continent noir : plus de 14 millions de personnes de six pays africains sont menacées par la faim à cause de la sécheresse, des inondations, d'une mauvaise gestion gouvernementale et de l'instabilité économique. Ces six pays sont : le Lesotho, le Malawi, le Mozambique, le Swaziland, la Zambie et le Zimbabwe.

James Morris, directeur exécutif du Programme alimentaire mondial (PAM), a qualifié d'accablante la situation de dévastation humaine qu'il y a observée. "Les besoins sont immenses et ils sont immédiats, et tout retard ne contribuera qu'à amplifier la crise", a-t-il commenté, ajoutant que seulement 36% des 507 millions de dollars demandés par le PAM pour venir au secours des populations en détresse avaient été débloqués à ce jour.

Les raisons de cette famine diffèrent d'un pays à l'autre. Mais tous ont un premier point en commun. Ils comptent une population vivant, souvent pour les deux tiers, au-dessous du seuil de pauvreté, et qui se trouve totalement déstabilisée à la moindre variation de production céréalière ou de fluctuation des prix. Et, cette année, même en Afrique du Sud, le prix du maïs a flambé. L'abolition du contrôle des prix et la libéralisation du commerce exigées par les institutions financières internationales ont privé les plus démunis, désormais soumis à la loi de l'offre et de la demande, de la protection de l'État.

Autre point commun : la place du maïs dans l'alimentation. Sa farine, cuite à l'eau, sert de plat principal dans toute la région, représentant parfois jusqu'à 80% du régime alimentaire. Si le "pap", comme on l'appelle au Zimbabwe, ou le "nzima", au Malawi, vient à manquer, les paysans considèrent qu'ils n'ont plus rien à manger. Les autres aliments, comme les avocats, les patates douces ou l'igname, sont considérés comme un appoint, mais pas comme un repas. Enfin, ayant oublié les recettes ancestrales depuis la généralisation du maïs, des paysans se sont intoxiqués en mangeant des feuilles et des baies sauvages dont ils ignoraient la toxicité. Les cultivateurs, qui ont connu deux années consécutives de mauvaises récoltes, doivent faire face à une situation extrêmement préoccupante. Ils n'ont pas de stocks, pas assez de semences, et ont souvent vendu le peu de biens qu'ils possédaient, des chèvres, des poulets, des vêtements ou des ustensiles de cuisine. Les enfants scolarisés ont quitté l'école, et le suivi médical est plus aléatoire que jamais.

Et, pour ajouter aux malheurs de l'Afrique, il y a une énorme famine qui menace de frapper l'Éthiopie dans les mois qui viennent si la communauté internationale n'apporte pas une aide d'urgence, selon le président Meles Zenawi. À la suite de la sécheresse persistante, 6 millions d'Éthiopiens ont déjà besoin d'aide alimentaire. En janvier 2003, leur nombre atteindra les 15 millions, a affirmé M. Zenawi. "Nous ne pouvons pas nous en sortir seuls", a-t-il déclaré. Il estime que le nombre de personnes menacées est deux à trois fois plus important que lors de la grande famine de 1984. La Croix-Rouge a lancé un appel, considérant avoir besoin de 18 millions de dollars canadiens afin de faire face à la catastrophe.

Que peut-on faire pour aider ces millions de personnes ?

Aujourd'hui plus que jamais, il est urgent que, dans les relations internationales, la solidarité devienne le critère qui inspire toute forme de coopération. En outre, il est certain que l'on attend beaucoup des techniciens, qui doivent dire quand et comment augmenter les ressources en agriculture, comment mieux distribuer les productions, comment préparer les différents programmes de sécurité alimentaire, comment penser à de nouvelles technologies pour augmenter les récoltes et étendre les élevages.

Lors du dernier Sommet de la FAO en juin dernier, le pape Jean-Paul II disait ceci : "Pour ma part, je suis heureux que l'actuel Sommet mondial sur l'alimentation sollicite de manière renouvelée les différentes composantes de la communauté internationale, gouvernements et institutions intergouvernementales, pour qu'elles s'engagent à toujours garantir le droit à l'alimentation quand un État n'est pas en mesure d'y pourvoir tout seul à cause de son sous-développement et de ses conditions de pauvreté. Un tel engagement apparaît on ne peut plus nécessaire et légitime, du fait que la pauvreté et la faim risquent de compromettre à la racine l'ordre et la convivialité entre les peuples et entre les nations et qu'elles constituent une menace concrète pour la paix et la sécurité internationales."

Au 5e siècle déjà, St-Jean Chrysostome disait : "Le Christ meurt de faim devant votre porte… Libérez le Christ de la faim, de la nécessité, des prisons, de la nudité…"

Il y a 800 millions d'affamés sur la planète bleue. "Supprimons la misère, cultivons la pauvreté", disait Gandhi. Et si, dans le Notre Père, Jésus a inclus cette petite phrase "Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien", il savait ce qu'il disait, lui qui a nourri cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. (Jean 6, 1-15)

Pour nous, disciples de Jésus-Christ, il y a urgence de donner priorité aux pauvres si nous voulons garder une attitude profondément évangélique. "Aucune philanthropie ne peut rivaliser avec l'urgence du précepte évangélique, qui prescrit d'aimer ceux qui sont les plus petits, les plus esseulés, ceux qui souffrent le plus." (Paul VI) Cette priorité donnée aux plus pauvres montre qu'un chrétien fait sienne la grande pitié de Dieu pour les nécessiteux. Elle est une charité inconditionnelle qui refuse tout prosélytisme : Je ne te donne pas ce pain à condition que tu acceptes le baptême, mais parce que je t'aime.

Pour aider ces plus pauvres que sont les affamés, Dieu a besoin de nous. Dans sa prière, sainte Catherine de Sienne (Docteur de l'Église, 14e siècle) entendait Jésus lui dire: Je vous ai créés sans vous, mais je ne vous sauverai pas sans vous. Ce qui va dans le même sens que ce proverbe russe : Dieu nous donne les noix, mais il ne les casse pas.

Dieu a mis dans le cœur de chaque homme une plaque sensible, qui le rend vulnérable devant la souffrance d'autrui. Le drame, c'est que les humains ont boulonné cette plaque pour dormir en paix, et laisser aux autres le soin de s'occuper des misères d'autrui. Et, de plus, ils musèlent en eux leur compassion toute naturelle pour soulager les souffrances qu'ils rencontrent, en utilisant des alibis faciles : Après tout, s'ils sont malheureux, c'est bien de leur faute!

Les êtres humains sont les mains de Dieu qui veut soulager l'humanité. Encore faut-il qu'ils acceptent de travailler.

 

Michel Fortin, M.Afr.


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