No 60 Avril 2004.3
Année internationale 2004
L'esclavage est-il hors la loi
Ou reste-t-il à abolir ?
LOrganisation
des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO)
a lancé officiellement, le 10 janvier 2004, l'Année
internationale de la commémoration de la lutte contre
l'esclavage et de son abolition. Les cérémonies ont eu lieu sur
la côte du Ghana, dans l'un des ports les plus actifs de la
traite des Noirs du 16e au 19e siècle.
Ce thème a été choisi pour rappeler cette tragédie parce
qu'elle coïncide avec le bicentenaire de la proclamation du
premier État noir, Haïti. Mais lesclavage reste à abolir
dans les faits. Il continue dexister sur tous les
continents. Le Niger, la Sierra Leone, le Soudan, le Mali
sont notamment concernés, tout comme le Brésil.
Pour les douze mois
à venir, les institutions des États membres de l'ONU, les
agences des Nations Unies et les organisations internationales
sont encouragées à promouvoir des initiatives qui diffusent la
connaissance du phénomène de l'esclavage et font approfondir la
prise de conscience des citoyens du monde entier sur cette
tragique expérience souvent oubliée. L'esclavage est une
pratique qui a distingué les communautés humaines sur de
nombreux territoires et en diverses époques. En Afrique, le
commerce des esclaves a été introduit par les Arabes et en
partie soutenu par les rivalités qui régnaient entre les tribus
africaines. En plus dun millénaire, à partir du VIIe
siècle, près de 17 millions dAfricains ont été razziés
et vendus par les négriers musulmans. Il nempêche, pour
le grand public, la traite négrière est associée au trafic
transatlantique qui, du début du XVIe siècle au
milieu du XIXe, conduisit à la déportation de
plusieurs millions de Noirs vers les Amériques.
En 1888, alors que
ce drame culminait, le cardinal Lavigerie, fondateur des Pères
Blancs, fut chargé par le pape Léon XIII damorcer , en
Europe, une vaste campagne pour mettre fin à ce « hideux
trafic ». Le cardinal décrivait ainsi lhorreur du
drame : « Depuis environ un quart de siècle, plus de
vingt millions de victimes ont été livrées à lesclavage
et à la plus horrible mort
Jai pu calculer, daprès
les témoins oculaires, que deux millions de créatures humaines
disparaissent ainsi chaque année
cest-à-dire cinq
mille Noirs environ, massacrés, enlevés, vendus chaque jour, si
lon compte les victimes de toute lAfrique
Cest
la destruction de tout un continent. »
Entre le XVIème et
le XIXème siècle, on estime que 15 millions d'Africains de
diverses communautés ethniques du Gabon, du Ghana, du Togo, de
la Côte d'Ivoire, du Bénin et du Nigeria ont été capturés
comme des animaux sauvages et embarqués principalement vers les
îles des Caraïbes et de là envoyés en Amérique
septentrionale et méridionale. Nombreux sont ceux qui moururent
pendant les traversées tandis qu'aux autres étaient réservé
un destin de dégradation et de souffrance. L'initiative de l'ONU
pour l'année 2004 veut renouveler la mémoire de cette page de
l'histoire humaine en attirant l'attention sur le fait que
l'esclavage n'a malheureusement pas disparu.
Anti-slavery
international, organisation non gouvernementale
internationale qui veille sur le phénomène et combat toute
forme d'esclavage, avertit que dans certains cas cette pratique
s'est maintenue jusqu'à ce jour ou a trouvé de nouvelles évolutions.
Elle survit comme assujettissement et privation de la liberté
d'une minorité ethnique de la part de groupes dominants, comme
c'est le cas au Soudan. À plus d'une reprise, au cours de la décennie
antérieure, l'organisation évangéliste Christian Solidarity
International (CSI) a déboursé des milliers de dollars pour
libérer les Soudanais animistes et chrétiens du nord que
les milices musulmanes du sud avaient kidnappés pour le bénéfice
de l'État central. À peine ces individus étaient-ils émancipés,
qu'ils redevenaient les esclaves de ces milices qui ont
trouvé dans ce troc matière à satisfaire leur appétit
financier. Il y a plus, le marché de Khartoum proposait des
enfants à vendre pour quelques dollars. En règle générale,
les gamins achetés sont envoyés en Thaïlande où ils
sont transformés en objets sexuels. Récemment, le gouvernement
thaïlandais a indiqué que pas moins de 40 000 jeunes de quinze
ans et moins étaient les prisonniers de proxénètes.
Lorsqu'ils ne sont pas prostitués en Thaïlande, mineurs au Brésil
ou tailleurs de briques en Inde, ces enfants sont esclaves-soldats.
En effet, l'augmentation de conflits constatée au cours des dix
dernières années a favorisé cette nouvelle forme
d'asservissement. Selon la Coalition to Stop the Use of Child
Soldiers, il y aurait 300 000 esclaves-soldats
actuellement.
Le nombre
d'esclaves n'a jamais été aussi imposant qu'actuellement. Si
l'on en croit le Bureau international du travail (BIT),
pas moins de 120 millions d'enfants sont condamnés au travail
forcé sept jours sur sept. Lorsqu'on ajoute ceux et
celles qui sont exploités sous diverses formes, on frôle les
300 millions. Après des années de pilotage à vue sur le
sujet, voilà que les Nations unies consacrent, enfin, une année
au pire des fléaux.
Le diamant... En
Sierra Leone, des milliers dhommes font le rêve den
trouver, pour vivre mieux. Courbés le long des rivières dans près
de 800 " mines artisanales ", ils sont payés
uniquement en nourriture et produits de première nécessité,
parfois quelques outils. Lorsquils trouvent une pierre, ils
reçoivent une commission du patron, mais sans être informés du
prix de vente. Les chercheurs de diamants logent sur leur lieu de
travail. Ils semblent aussi maintenus dans lendettement
permanent par les propriétaires des mines, qui leur vendent à
des prix arbitraires outils de travail et nourriture.
Au Mali, en Afrique
du Sud, au Niger, en Haïti
, des jeunes sont placés en
domesticité. Parfois, cest une manière de les faire venir
en ville, chez des proches, et de leur donner un accès à léducation
; parfois aussi, cest du travail forcé et, de lextérieur,
la différence nest pas très visible. Dans son dernier
rapport sur le travail des enfants, le Bureau international du
travail constate : " En Afrique de lOuest et en
Afrique centrale, (
), le placement des enfants dans des
familles daccueil, pratique traditionnelle dans ces pays,
est aujourdhui devenu le cadre dune véritable
exploitation des enfants. "
" Bosser comme
un esclave " : lexpression est courante. Mais le terme
" esclavage " a un sens précis, qui ne se réduit pas
à de mauvaises conditions de travail. La Convention
internationale de 1926 sur labolition de lesclavage
le définit ainsi : " Létat ou la condition dun
individu sur lequel sexercent les attributs du droit de
propriété ou certains dentre eux ". Dans cette
relation de dépendance personnelle, le maître a des droits, non
sur son seul travail, mais sur la personne de lesclave et
parfois même sur ses enfants, comme sur des objets. Dans le passé,
lesclavage découlait généralement de la violence, celle
de la guerre ou de la colonisation. Aujourdhui, cest
plus souvent lendettement qui en est la cause.
Les indices d'une
situation d'esclavage sont la confiscation des papiers d'identité,
le logement sur le lieu de travail, l'interdiction de contacts
extérieurs, notamment avec la famille, des conditions de travail
contraires à la dignité humaine. S'y ajoutent parfois
l'isolement culturel (dans un pays étranger dont on ne parle pas
la langue, entre autres) et la violence physique envers le
travailleur. On retrouve ces indices même au Québec. Selon
Louise Dionne, directrice de lAssociation des aides
familiales du Québec, « les mécanismes de lasservissement
tels que la confiscation des papiers, labus de vulnérabilité,
le chantage à lexpulsion, lisolement (interdiction
de téléphoner, par exemple) sont bien connus des arnaqueurs ici
aussi». Certains secteurs seraient particulièrement à risque,
notamment ceux du travail domestique et agricole, lindustrie
du textile ou la restauration et partout où lon trouve les
migrants les plus fragiles, les moins scolarisés.
Les diverses formes
de l'esclavage moderne" s'intéressera autant aux aspects
domestiques, économiques que sexuels de cette traite des êtres
humains. L'esclavage moderne est pratiqué par des proxénètes,
des passeurs et des professionnels qui recherchent de la main duvre
bon marché ou gratuite, ou tout simplement par des gens aux
apparences respectables à la recherche de personnel domestique.
Il se présente sous différents aspects. Les nouveaux "boat
people" sont organisés par des passeurs sans scrupules qui
prennent leurs maigres ressources aux candidats à l'exil et les
entassent dans un bateau à destination d'un pays européen. Ce
trafic de migrants devrait s'amplifier en Europe" selon Max-Henri
Boulois. Il y a aussi l'esclavage domestique. Selon un rapport du
Conseil de l'Europe, "plus de quatre millions de femmes sont
vendues chaque année". Les victimes de l'esclavage
domestique se voient confisquer systématiquement leur passeport
dès leur arrivée dans le pays, les rendant ainsi vulnérables
et dépendantes de l'employeur. Leur travail, entre quinze et dix-huit
heures par jour, n'est pas rémunéré ou de manière dérisoire.
Et ces personnes sont souvent l'objet de violences physiques et
psychologiques. Rares sont celles qui portent plainte par peur
des représailles. Les enfants et les femmes en sont également
victimes. "Le plus souvent, les femmes savent qu'elles vont
se prostituer mais ignorent dans quelles conditions" indique
Max-Henri Boulois. Autre forme d'esclavage moderne, des
travailleurs exploités dans les ateliers clandestins par des
professionnels qui recherchent de la main-duvre
gratuite.
Lannée de
commémoration ouverte le 10 janvier au Ghana par lUnesco
repose sur la conviction que " institutionnaliser la mémoire,
empêcher loubli, rappeler le souvenir dune tragédie
longtemps occultée ou méconnue et lui restituer la place qui
doit être la sienne dans la conscience des hommes, cest répondre
à notre devoir de mémoire ", selon les termes de Koïchiro
Matsuura, directeur général de lorganisation. Ce dernier
veut aussi " sceller lengagement de lutter contre
toutes les formes contemporaines de lesclavage. " Mais
cest plus difficile, parce que les résistances restent
fortes.
Une célébration
de la « purification de la mémoire » avait déjà eu lieu le 5
octobre 2003, sur l'île de Gorée, autrefois point de départ
des esclaves vers lAmérique, dans le cadre de la XIIIe
Assemblée plénière du Symposium des conférences épiscopales
d'Afrique et Madagascar (SCEAM), célébration qui dénonçait en
même temps les esclavages modernes. Son président, Mgr Laurent
Monsengwo Pasinya, avait alors prononcé un discours, au cours dune
eucharistie solennelle. Il y condamnait les esclavages actuels en
sadressant aux dirigeants des pays dAfrique : « Nous
condamnons et vous invitons, surtout vous les dirigeants de nos
pays, à condamner les nouvelles formes de traite et desclavage
que sont la déportation de nos filles pour la prostitution, le
tourisme dit sexuel, le commerce denfants, lenrôlement
de force de nos enfants et adolescents dans des guerres
fratricides, néo-coloniales et de pillage des richesses dessous-sols
africains. De même, nous condamnons et invitons à condamner
toute forme dexclusion ethniciste, tribaliste et régionaliste
qui mine dangereusement nos sociétés ».
Déjà en février1992,
le pape Jean-Paul II était venu lui-même à Gorée demander
pardon, pour le crime contre lhumanité qua
représenté le « commerce triangulaire » impliquant la traite
des populations africaines vers lAmérique, leur réduction
en esclavage, et les nombreuses morts sur les navires. Le pape
venant de Dakar sétait rendu sur lîle, à la «
Maison des esclaves », où il déclara entre autres : « Pendant
toute une période de lhistoire du continent africain, des
hommes, des femmes et des enfants noirs ont été amenés sur ce
sol étroit, arrachés à leur terre, séparés de leurs proches,
pour y être vendus comme des marchandises (
) ». On
peut dire que cette île demeure dans le cur et la mémoire
de toute la diaspora noire. Ces hommes, ces femmes, et ces
enfants ont été victimes dun honteux commerce auquel ont
pris part des personnes baptisées mais qui nont pas vécu
leur foi. Comment oublier les énormes souffrances infligées, en
dépit des droits humains les plus élémentaires, aux
populations déportées du continent africain ? Comment oublier
les vies humaines anéanties par lesclavage ? Il convient
que soit confessé en toute vérité et humilité ce péché de lhomme
contre lhomme, ce péché de lhomme contre Dieu ».
Selon Francis
Kpatindé du magazine lIntelligent (21décembre 2003),
« si quelques rares pays occidentaux et le Vatican ont présenté
des excuses aux Noirs pour la traite, aucune nation arabe na,
jusquà ce jour, fait un geste similaire en direction des
descendants des millions desclaves arrachés à leur
continent et traités comme des bêtes de somme au Yémen, en
Arabie, en Inde, en Chine ou ailleurs. Il faut le regretter, dautant
plus que les Arabes sont aujourdhui, dans leur majorité,
des Africains ».
Sylvie Brunel, ex-présidente
de lONG Action contre la faim sinterroge
dans un numéro spécial de la revue LHistoire (octobre
2003) : « LOccident doit-il faire repentance
pour le « commerce débène »? Non, répond lauteur
de cet article polémique, qui multiplie les arguments : la
traite nest pas imputable aux seuls Occidentaux, on a exagéré
son impact démographique et économique
Et, en cas de réparation
financière, qui et quoi faudrait-il indemniser, beaucoup dAfricains
ayant tiré profit du commerce de leurs semblables ? » Un
point de vue que partage cette revue, pour qui « lurgence
est moins aux mea-culpa sur des temps révolus quà
laction énergique des États et des organismes
internationaux face à lesclavage moderne ». On
pourrait se permettre de rétorquer que lun nempêche
pas lautre.
Michel
Fortin, M.Afr