No 39 mars 2000.2
Soudan
"Le gouverneur du Nord-Kordofan a récemment institué une commission d'enquête sur des cas d'esclaves découverts dans son État. La décision a été prise à la suite de l'arrestation d'une vingtaine de Pakistanais en train d'acquérir des esclaves à Hamarat El Sheick. Ces hommes, accusés de commerce d'esclaves, ont été transférés à Khartoum (Soudan), puis consignés à l'ambassade du Pakistan. L'Unicef a suggéré que les autres États du Nord-Soudan instituent des commissions analogues." (D'après Misna, Italie, 15 novembre 1999).
Aussi incroyable que cela puisse paraître, l'esclavage existe toujours aujourd'hui. En voici quelques exemples :
La situation est dramatique au Soudan. D'après Mgr Macram Max Gassis, Évêque de El Obeid, près de 3000 enfants, garçons et filles, âgés de 5 à 16 ans, sont devenus esclaves durant les seuls premiers mois de 1998. Les tribus arabes et nomades de Baffarà (des gardiens de troupeaux de vaches) les enlèvent ; elles sont armées par le gouvernement de Khartoum pour piller les villages du Sud habités par les Dinkas, dans la région de Bahr El Ghazal, et par les Nubas. Les petits esclaves deviennent des serviteurs dans les familles de Baggara, ou sont vendus à d'autres tribus arabes. Les fillettes et les jeunes filles deviennent concubines ou "instruments de plaisir" pour les milices musulmanes et les forces armées. Les garçons sont enfermés dans ce qu'on appelle des "camps de la paix" qui sont de véritables camps de concentration et d'entraînement militaire institués pour arabiser et islamiser les noirs du Sud et les agréger aux milices musulmanes.
Autres exemples dans des pays d'Afrique : la police du Bénin a annoncé qu'elle avait intercepté, pour la seule année 1997, plus de 900 enfants qui allaient être transférés à l'étranger. Les parents, pauvres et sans ressources, les avaient confiés à "des personnes de passage" venues du Nigeria, du Gabon, du Congo et de Côte-d'Ivoire. Les esclavagistes se les faisaient confier en échange de 200 francs pour les revendre à des "patrons" qui les auraient utilisés pour travailler dans des plantations de cacao.
Au Kenya, en revanche, il y a les "esclaves du sel" : des centaines d'enfants sont contraints de travailler dans les mines de sel de Malindi. Ils travaillent pendant plus de huit heures pour extraire, raffiner et empaqueter le sel. Le salaire pour une journée de travail est de 1,2 dollar, mais nombre d'entre eux reçoivent moins encore, 0,8 dollar. De nombreux enfants ont des problèmes aux yeux à cause d'une longue exposition à la lumière du soleil qui se reflète sur les cristaux de sel. Des garçons et des filles de 10 à 17 ans travaillent pendant des heures sous le soleil, dans la chaleur suffocante de la saison sèche qui est la plus adaptée pour ce genre de travail. En effet, c'est à ce moment que l'on ouvre les mines de sel et que l'on embauche du personnel, y compris chez les enfants. Peu importe si c'est aussi la saison des examens dans les écoles primaires et secondaires : les petits gains des enfants servent essentiellement à aider les familles nombreuses de la région.
De l'Égypte pharaonique à la Mauritanie contemporaine, l'Afrique a connu la traite des esclaves, et cela sous deux formes essentielles : la traite transsaharienne et orientale des Arabes et la traite transatlantique des Européens. Du même ordre de grandeur, puisque l'on estime entre 12 et 14 millions le nombre de victimes africaines pour chacune d'elles. Et pour unique motif : l'exploitation de l'homme par l'homme. Avec la conséquence que ce continent a vécu un véritable "séisme démographique" en trois siècles et demi. La saignée subie par l'Afrique fut quelque chose d'effarant. Si, en outre, on tient compte du fait que les négriers recherchaient spécialement les individus les plus solides et les plus robustes, les plus jeunes et sains, on conclura que l'Afrique fut privée de ses forces les plus créatrices et les plus nécessaires. Ils alimentaient les marchés dans le bassin méditerranéen et puis sur les rives de l'Atlantique, après la découverte du nouveau monde et la création des plantations. Durant cette période, des millions d'être humains moururent dans des conditions atroces avant que des voix s'élèvent et que des écrivains ne mettent en lumière la monstruosité de ce commerce. Des personnes et des associations s'engagèrent alors en faveur de l'abolition.
Petit à petit, l'idée d'émancipation fit son chemin. Des traités, des pétitions, des projets de loi, des publications, des campagnes, des ordonnances et des décrets menèrent à une prise de conscience générale qui se solda par l'arrêt officiel du trafic de l'"Ivoire noir". Le Danemark fut le premier à l'abolir en 1804; suivirent l'Angleterre (1807), la Suède (1813), la Hollande (1814), l'Espagne et la France (1820), et le Portugal (1830).
Cependant, même si, officiellement, le trafic d'esclaves était aboli, il n'en continuait pas moins d'exister dans les faits. Le Cardinal Lavigerie, fondateur des Missionnaires d'Afrique (Pères Blancs et Soeurs Blanches), dénonça vigoureusement cette hypocrisie, cet inacceptable "crime contre l'humanité". Le 24 mai 1888, il profita du jubilé d'or sacerdotal du pape Léon XIII pour lancer la campagne antiesclavagiste. Connaissant la puissance de la presse, il l'utilisa pour alerter l'opinion publique et obliger les gouvernements à réagir. C'est de Rome que partit son cri : "Je suis homme, l'injustice envers d'autres hommes révolte mon coeur. Je suis homme, la cruauté envers les hommes me fait horreur. Je suis homme, et ce que je voudrais que l'on fît pour me rendre la liberté, l'honneur, les liens sacrés de la famille, je veux le faire pour rendre aux fils de cette race infortunée, la famille, l'honneur et la liberté." (Sermon prononcé à l'église du Gesù, 22 décembre 1888). Le Cardinal réussit ainsi à susciter un mouvement puissant, qui sut mobiliser les hommes de bonne volonté et entraîner, bon gré mal gré, les hommes d'État à prendre en main une question d'humanité.
En 1998, les paroles du Cardinal Lavigerie trouvèrent un écho auprès du président de l'Assemblée nationale française, Laurent Fabius, qui déclara : "C'est vraiment la personne elle-même qui est visée dans ce qui constitue l'esclavage. On lui supprime sa liberté, on lui supprime son identité, on lui nie toute existence comme homme ou comme femme. Donc, si ça n'est pas un crime contre l'humanité, alors le crime contre l'humanité n'a pas de contenu."
Il y a des lois inscrites dans l'univers, et dont la découverte est l'affaire des chercheurs. Il en est d'autres, gravées dans notre conscience et qu'on se doit de découvrir dans la lumière de Celui qui les y a mises. Le respect de la vie fait partie de ces lois sacrées inscrites en nous. Comment alors les esclavagistes du monde entier ont-ils pu et peuvent-ils encore ne pas en tenir compte et ainsi dévoyer la nature humaine ? Quelle est, dans l'homme, cette part si sombre de lui-même qu'elle l'autorise depuis toujours à mépriser l'autre, à l'asservir, à l'avilir, parfois à le martyriser, en toute bonne conscience ? Comment a-t-il pu se faire que, pendant des millénaires, certains hommes, certains peuples, aient été achetés, vendus, utilisés comme des bêtes ? Et comment ce crime contre l'Humanité est-il demeuré impuni même après l'invention des Droits de l'Homme ?
À ces terribles questions, il n'y a probablement pas de réponse simple. Nous savons cependant qu'il ne faudra jamais cesser de les poser.
Non, l'esclavage n'est pas terminé. De nouvelles inégalités naissent de la contrainte ou de la menace physique, de la terreur imposée à titre individuel ou collectif, de l'exploitation par certains de l'ignorance ou de la faiblesse des autres; elles se produisent là où l'État n'a pas les moyens d'intervenir, là où perdurent des coutumes médiévales et où le droit peut être impunément méconnu, là où l'isolement et le secret permettent les pires abus.
"La persistance de l'esclavage, à une époque de progrès dans le respect des droits humains, est absurde" a déclaré le secrétaire général de l'ONU dans un communiqué publié le 2 décembre 1999, à l'occasion de la journée mondiale de l'Abolition de l'esclavage. Bien que les lois l'interdisent, cette pratique existe toujours sous de nombreuses formes, note M. Kofi Annan. Ce sont notamment l'esclavage traditionnel par possession, le travail forcé, la servitude, le travail des enfants, le travail migrant, le travail domestique, et l'esclavage à des fins rituelles ou religieuses."
Le 3 septembre 1999, Amnistie internationale publiait, dans son bulletin AGIR, ce qui suit : "Dans plusieurs pays, les enfants tirent des wagonnets dans les galeries minières qui ne possèdent aucun système de sécurité, ou travaillent dans des fermes où ils sont en contact avec des produits toxiques... Dès l'âge de 4 ans, certains enfants travaillent de longues heures enfermés dans de petites pièces sans lumière... Au moins 300 000 jeunes de moins de 18 ans participent actuellement à des conflits armés. Des centaines de milliers d'autres sont enrôlés, susceptibles de se battre... Pour faire nos guerres, on sacrifie leurs vies... Le plus grand danger qui menace les jeunes, c'est notre indifférence... Dans certains pays en guerre, un fusil peut être moins cher et plus facile à acheter qu'un livre."
Et que dire des millions de fillettes qui, chaque année, sont forcées d'alimenter les réseaux de prostitution. Selon l'ACAT (l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture) si le crime commis contre ces fillettes a un nom, les victimes, elles, sont anonymes. À partir du moment où elles ont été capturées, elles ne représentent rien d'autre que de simples produits de consommation. Sans identité et sans passé, elles partagent le même destin, elles finiront leur vie dans les bordels! Vous pensez qu'elles peuvent se sauver! Mais pour aller où ? Parfois la pauvreté extrême a poussé leurs propres parents à les livrer! Souvent elles contractent des maladies comme le sida. Elles termineront leur vie tragiquement, comme aura été leur destin, ignorées comme elles l'auront toujours été.
Non, l'abolition de l'esclavage n'est pas encore chose faite en cette fin de XXe siècle. C'est un sujet d'actualité; au moment où nous sommes en train de vivre une année jubilaire, année où nous devons exiger la libération de toutes les sortes d'esclavages, n'oublions pas notre dette envers les Noirs. Ici, en Amérique, nous avons bâti notre économie avec le travail forcé de dizaines de millions d'esclaves enlevés d'Afrique, et cela durant des siècles. De plus, nous l'avons fait au nom de la foi chrétienne, catholique ou protestante. Nous avons, par le fait même, dénaturé la famille de Dieu. Abolir l'esclavage en l'an 2000, c'est notre façon d'assumer nos responsabilités historiques et de réparer les injustices commises.
Michel Fortin, M.Afr.