No 24 Mai 1997.4
Monde
Ces jours-ci, sur un bâtiment de la rue St-Denis à Montréal, on pouvait lire ce graffiti : Si le vote pouvait changer le système, il serait défendu; et encore : Votez bien, votez rien. Phrases cyniques évidemment, mais combien significatives.
Au Canada, en France, au Congo, on ne parle que d'élections dans les médias. D'un continent à l'autre on en parle, mais on n'en parle «que» dans les journaux. Le reste du monde s'en désintéresse.
D'où vient donc cette indifférence pour les affaires politiques ? Il est pourtant viscéral ce besoin d'avoir un représentant dans cette jungle dominée par les puissants... Il est impérieux d'avoir quelque part quelqu'un qui parle et agisse en son nom, qui défende sa cause face aux "partisanneries" et aux injustices. On veut tous un héraut qui prenne à coeur nos intérêts, un défenseur de la veuve et de l'orphelin.
Que s'est-il donc passé pour qu'apparaîsse une telle disjonction entre le peuple et ses représentants, pour que la confiance disparaisse entre les électeurs et les candidats ?
Il ne s'est rien passé justement.
Ou plutôt oui, il s'est passé quelque chose : un mensonge..., non, de nombreux mensonges qui se sont insérés entre la promesse et l'attente, entre l'arnaque et la justice, entre la proposition et l'accomplissement, entre l'idéal et la réalité.
Mais quoi encore ? Il y a eu rupture de lien entre le candidat et ses électeurs; il s'en est éloigné, il a pris ses distances face aux problèmes du vrai monde; il s'est désincarné. Le désintérêt de la population est devenu le reflet du désintérêt des mandatés. Loin des yeux, loin du coeur, dit le proverbe. Loin du peuple, loin de leurs enjeux. Les représentants ne représentent plus. Tournés vers leurs propres intérêts, ils ont déserté les justes causes. Cela fait penser à cette histoire pleine de sagesse :
Un homme dont la richesse avait endurci le coeur et qui se sentait malheureux s'en vint trouver un rabbin dans l'espoir de retrouver la joie. Le rabbin lui dit : "Regarde par la fenêtre et dis-moi ce que tu vois." L'homme répondit : "Je vois des personnes dans la rue qui vont et qui viennent." Alors, le rabbin lui tendit un miroir et demanda : "Regarde dans ce miroir et dis-moi ce que tu vois." L'homme reprit : "Je me vois moi-même." Et le rabbin de répliquer : "Et tu ne vois plus les autres? Songe que la fenêtre et le miroir sont tous deux faits de la même matière : le verre; mais le miroir ayant été recouvert d'argent par derrière, tu n'y vois plus que toi-même, tandis que tu vois les autres à travers la vitre transparente de la fenêtre. Je déplore d'avoir à te comparer à ces deux pièces de verre. Pauvre, tu voyais les autres, et tu en avais compassion. Couvert d'argent, tu ne vois plus que toi-même. Sans doute vaut-il mieux gratter le revêtement d'argent pour qu'à nouveau tu puisses voir les autres."
Les représentants auraient tout intérêt à ne pas oublier leurs origines. Tout nu naît l'être humain, tout nu il mourra. Entre les deux étapes, pourquoi n'aurait-il pas la décence de couvrir la nudité des plus nécessiteux de la société? Et, tant qu'à faire, pourquoi ne se ferait-il pas solidaire d'eux? On le sait, il est impossible d'être heureux tout seul. Il vient un temps où la misère des oubliés, des rejetés, des ventres creux, devient révolte et désespoir: d'où le risque de voir jeter par terre ce qu'on avait construit sans eux ou même contre eux.
Alors, quel est donc l'enjeu réel que les représentants devraient avoir à coeur ? C'est avant tout le souci des plus pauvres de notre société. Quand un parent met au monde un enfant handicapé, il lui procure plus d'attentions et de soins qu'aux autres. Non pas qu'ils le préfèrent, mais il a davantage besoin d'assistance car seul, il n'y arriverait pas.
Pourquoi ne voit-on pas les même préoccupations dans les programmes proposés par les candidats aux élections ? Les programmes sont astucieux, certes. Ils vantent tous un avenir prometteur. Mais personne n'y souscrit, personne n'y adhère, personne n'y croit. On a perdu confiance dans les représentants, car on ne voit chez eux que des promesses vides. On ne sent pas chez eux la volonté de passer aux actes en solidarité avec leurs électeurs. On a d'ailleurs l'impression qu'une majorité d'entre eux ne recherche que richesse et pouvoir. Le "ministère" n'est plus perçu comme un service à rendre mais comme un tremplin pour asseoir sa soif de domination.
Ils sont décrochés de leur peuple.
En Afrique, au Congo, un dictateur en remplace un autre. C'est du pareil au même. Sous Mobutu Sese Seko, les Zaïrois étaient les plus pauvres de la terre alors que leur dictateur possédait autant d'argent (plus ou moins 7 milliards $) que la dette nationale de son pays.
Sous Laurent-Désiré Kabila, les Congolais seront aussi pauvres, puisqu'il vend déjà son pays aux grands financiers occidentaux (dont certains Canadiens qui ont acheté, ces jours-ci, une portion du territoire congolais gorgé de cuivre). Quant à sa préoccupation du bien-être des petits, il a qualifié de "petit problème" le sort des 300 000 réfugiés rwandais victimes des seigneurs de la guerre. Le proverbe africain le dit bien : Quand deux éléphants se battent, c'est l'herbe qui est écrasée.
Ils sont décrochés de leur peuple.
En Europe, en France, les élections législatives laissent la population complètement désabusée et indécise. Les gens sont inquiets de la violence croissante dans les banlieues, mais, dans les grands meeting électoraux, les chefs de partis n'ont pratiquement pas abordé ces préoccupations populaires.
Ils sont décrochés de leur peuple.
En Amérique, au Canada, au Québec, un électeur sur deux oublie la campagne électorale. La pauvreté endémique de certain quartier montréalais, pour ne citer qu'un exemple, a évacué tout intérêt pour les élucubrations de certains politiciens. Le chômage, l'alcoolisme, la prostitution, la toxicomanie ont enlevé ce goût du bien commun que devait faire naître la politique. Les chefs veulent tellement tout sacrifier au principe du déficit zéro qu'ils piétinent allègrement cet autre principe bien plus important de la pauvreté zéro. On ne peut pas faire d'omelette sans casser des oeufs, disent-ils. Si on est un "coq", passe encore; mais si on n'est qu'un petit poussin...
Décrochés de la réalité, oui. Et pas à peu près!
Qui donc se lèvera pour lutter en faveur des petits? Ces petits que sont la majorité des gens puisque disparaît de plus en plus la classe moyenne, écrasée par les dettes et les exactions.
Qui donc aura à coeur de traiter des vrais problèmes :
- ceux de la misère des assistés sociaux, à qui on coupe les subsides et qu'on culpabilise (par une publicité télévisée honteuse) s'ils travaillent au noir pour survivre.
- ceux des malades qu'on laisse mourir dans les couloirs d'hôpitaux à cause des coupures sauvages dans le domaine de la santé.
- ceux des monoparentaux qui délaissent leurs temps de famille pour des temps de travail toujours plus astreignants afin de nourrir leurs enfants.
- ceux des jeunes désabusés à qui on n'offre plus d'avenir et qui doivent se vendre pour payer leurs études ou pour décrocher un emploi.
Qu'on ne dise surtout pas aux électeurs qu'une aide quelconque est impossible à cause de la situation économique actuelle, alors qu'on trouve si facilement des abris fiscaux pour les plus riches de nos sociétés néolibérales. Les mensonges de la sorte sont trop gros pour qu'on puisse les avaler.
Qui donc aura à coeur les vrais principes démocratiques qui soulèveront à nouveau l'intérêt de la population ?
Il faut le redire : si l'indifférence est si manifeste chez les électeurs de par le monde, c'est qu'elle s'est d'abord manifestée chez leurs représentants. La politique sent le mensonge parce que certains politiciens n'ont plus d'idéaux.
Les gens de tous les pays et de tous les continents, les gens de l'Afrique, de l'Europe, de l'Amérique devraient se lever, protester, crier leur désaccord pour que les futurs élus changent leur fusil d'épaule et présentent des programmes plus humains.
Peut-être qu'alors la confiance et l'intérêt reviendraient-ils aux électeurs. C'est à souhaiter!
Michel Fortin, M.Afr.