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No 80 Avril 2008.3 |
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"Avec l'Islam, le dialogue théologique
frontal
mène à une impasse"
Cinq
responsables musulmans sont depuis mardi 4 mars au Vatican pour préparer la
rencontre entre le pape et 138 personnalités de l'islam. Le P. Étienne Renaud,
directeur des études de l'Institut pontifical d'études arabes et islamiques
(Pisai) à Rome, explique les enjeux de cette rencontre
La
Croix :
La « lettre des 138 » intellectuels musulmans, à la base de ce projet de rencontre,
est-elle vraiment nouvelle ?
P.
Étienne Renaud
: Oui. Il est rare, dans le dialogue islamo-chrétien à ce niveau, que ce soient
les musulmans qui prennent l’initiative. Ici, c’est le cas. D’autres rencontres
ont déjà eu lieu à leur initiative, mais souvent avec des résultats décevants.
Ainsi,
en 1976 avec la Libye, mais le dialogue avait glissé vers le terrain politique.
Dans les années 1980, d’autres rendez-vous, organisés par la Tunisie, furent
relativement intéressants. Ensuite, ce fut le tour de l’Iran, mais c’était pour
sortir de son isolement politique.
Plus
récemment, la Jordanie, avec la fondation « Âl al-Bayt », semblait la plus dynamique.
Mais cette fois, il ne s’agit pas seulement d’un pays, mais de représentants
de nombreux pays musulmans et, qui plus est, de différentes tendances de l’islam.
Ainsi,
le chiisme se trouve représenté. On peut dire qu’il s’agit là d’une sorte de
consensus – en arabe, on appelle cela ijmâ’ –, ce qui dans la pensée musulmane
a une connotation particulière.
Côté
catholique, on semble très prudent sur la possibilité d’accéder à la demande
des signataires de la lettre pour une discussion sur des thèmes théologiques.
Un
dialogue théologique frontal ne peut pas aller bien loin entre islam et christianisme.
Il mène vite à une impasse. On a en effet d’un côté un monothéisme unitaire,
de l’autre un monothéisme trinitaire. Certes, les musulmans reconnaissent Jésus
– appelé Issa – comme un prophète, mais le Coran contient une négation officielle,
non seulement de la divinité du Christ, mais aussi de sa mort sur la croix.
Donc,
les trois grands mystères chrétiens – Trinité, incarnation, rédemption – sont
clairement niés et, qui plus est, cette négation a tout le poids de l’autorité
de la Parole de Dieu. Pourtant, on entend souvent dire : « Nous reconnaissons
Jésus, pourquoi ne reconnaissez-vous pas Mohammed comme un prophète ? » Seuls
les musulmans bien au fait des mystères chrétiens – heureusement, ils sont de
plus en plus nombreux – identifient la difficulté.
J’aime
résumer la différence de fond entre musulmans et chrétiens par une formule un
peu lapidaire : chez les premiers, Dieu donne ; chez les seconds, Dieu « se
» donne.
Donc,
pas de théologie ?
Si,
à condition de ne pas chercher à concilier l’inconciliable, ce que l’on veut
trop souvent faire lors de telles rencontres. En revanche, il y a beaucoup de
sujets qui restent d’ordre théologique et dont on peut avec fruit parler ensemble.
Non
pas le « noyau dur », mais des questions importantes : la notion de foi pour
l’une et l’autre religion, la création, la place de l’homme, le fondement de
la morale… Ou bien, si on veut vraiment aller au cœur de la foi, il faudrait
accepter de renoncer à la discussion à base d’arguments ressassés, pour s’appliquer
à écouter avec toute son attention le témoignage de l’autre, à tour de rôle,
dans une attitude de respectueux accueil.
Le
monde musulman a-t-il la même conception de la théologie que les catholiques
?
Ce
que nous catholiques appelons théologie est recouvert en islam par le terme
de Kalam. Il s’agit d’une science qui n’est pas très développée dans les universités
religieuses et qui se rapprocherait plus de ce que nous appelons l’apologétique
: elle s’intéresse à Dieu, à ses attributs, à l’acte humain.
Mais,
dans l’enseignement des facultés de théologie, on met en revanche l’accent sur
le commentaire coranique (Tafsir), la Tradition (Hadith) et l’étude de la loi,
c’est-à-dire la fameuse Charia. Au début, l’islam a connu des débats théologiques,
mais ensuite, il s’est stabilisé autour de quatre grandes écoles de droit, et
est devenu plus attaché à la pratique.
Que
peut apporter aux chrétiens ce dialogue, s’il ne porte pas sur le noyau de la
foi ?
Chez
certains auteurs, il y a des développements d’une grande finesse dans l’analyse
de la réflexion sur la foi. De même, il est intéressant de connaître les grandes
catégories des attributs de Dieu en islam. Enfin, comme chrétiens, nous avons
à beaucoup à apprendre du sens profond de la foi, et de l’obéissance à Dieu,
du grand respect pour la Parole de Dieu.
Mais
pour moi, le vrai dialogue, c’est ce que l’on a coutume d’appeler dialogue spirituel,
lorsque chacun peut rendre compte, dans une grande liberté mutuelle, de son
expérience de Dieu. Alors, on ne se trouve plus face à face, mais on regarde
ensemble vers Dieu.
En
d’autres termes, on ne reste pas prisonnier dans la forteresse de sa doctrine,
mais on se retrouve ensemble, tous deux désarmés, devant le mystère de Dieu.
Ce sont là des situations qui arrivent très rarement, et au terme d’une longue
amitié. Mais elles consolent de beaucoup de frustrations.
Des
frustrations ?
Dans
le dialogue islamo-chrétien, on ressent parfois une assez grande fatigue. Trop
souvent, on ressasse des généralités. La difficulté, pour nous, est de trouver
des partenaires connaissant bien le christianisme. C’est pour cela que la «
lettre des 138 », qui dénote une profonde connaissance de la Bible et de l’Évangile,
est particulièrement intéressante, sans compter l’esprit d’ouverture qu’elle
manifeste.
Nous
devons, par honnêteté, reconnaître le partenaire dans la prise de conscience
de sa vérité comprise comme un ensemble, sans se livrer à une chirurgie qui
consisterait à prendre dans la religion de l’autre uniquement ce qui nous convient.
De
plus, ce dialogue demande de part et d’autre une grande humilité de fond. J’avais
été frappé par ce mot d’Abraham Lincoln : « Ne soyons pas pressés de dire que
Dieu est de notre côté. Prions pour être du côté de Dieu. »
Recueilli par Isabelle DE GAULMYN, à Rome
(Source La Croix)