No 62 Juin 2004.5
Conflits religieux
Monde chrétien et monde musulman
:
conflit inévitable ?
Pendant des siècles, lIslam et le Christianisme se sont affrontés dans tous les domaines. Chrétiens et Musulmans se sont combattus un peu partout dans le monde, du Maroc aux Philippines. Parallèlement, les deux religions se sont mobilisées pour fournir à leurs adeptes un arsenal dobjections et de réfutations qui leur permettrait de maintenir leur foi devant ladversaire, et même de le ridiculiser dans ses croyances.
Il est vrai que le Christianisme commence avec la figure du Christ, figure pacifique par excellence, se laissant crucifier en pardonnant à ses bourreaux. À sa suite, les premières communautés vont connaître la persécution et exalter la figure du martyr qui ne se défend pas. La prière chrétienne, entre toutes, rappelle encore : pardonne-nous comme nous pardonnons.
Mais il nest pas moins vrai que lempereur Constantin fit de la croix un instrument de victoire militaire et de lÉglise une institution de son empire. Plus tard, le Christianisme de Charlemagne, celui des croisés et des conquistadors, révèle une alliance du trône et de lautel, du sabre et du goupillon qui a duré bien longtemps en dépit de brouilles et de séparations épisodiques. Avouons, cependant, quici ou là, la séparation nest toujours pas effective : les débats concernant la guerre en Irak en sont une claire démonstration. Aux yeux des musulmans, le christianisme semble confondu avec un Occident et une mondialisation envahissante qui se prétend « laxe du Bien ».
En Islam, lhistoire nest pas moins compliquée : dans ses débuts à La Mecque, Mohammed offrit à la persécution un front patient et serein. Chassé de sa cité, il trouva à Médine une situation officielle doù il mena la reconquête politico-religieuse de sa ville dorigine et de lArabie. De cette trajectoire historique, ses disciples ont tiré lidée dun mariage indissoluble entre État et Religion, entre Foi militante et militantisme guerrier.
Cest ainsi que, dès les premiers temps, lIslam se présente comme une religion conquérante dont les armées se sont imposées de lInde à lEspagne.
Des évolutions
internes
Mais cette théologie élaborée dans le contexte dun empire où lIslam était la religion au pouvoir se heurte à une réalité nouvelle : la moitié des musulmans du monde vivent en minoritaires dans des pays non-musulmans. Même dans les pays majoritairement musulmans, les mentalités ont changé et les opinions publiques ne sont plus faites danalphabètes suivant passivement lavis des Lettrés. La foi nest plus seulement affaire de soumission à lOpinion des dirigeants et des savants. Elle réfléchit, sinterroge, sintériorise ou bien elle sétiole et disparaît.
Le musulman peut de moins en moins sinspirer dune théologie où lIslam est, à la fois, Religion et État. Il doit donc vivre sa foi par décision personnelle.
Que doit-il comprendre ? lIslam est-il vraiment un message de paix, incompatible avec la violence, ou la violence islamiste est-elle dans la droite logique du message de lIslam pur et dur, comme nous le disent les islamistes et certains milieux chrétiens curieusement daccord avec eux sur ce point ?
Le Christianisme ne présente-t-il pas un problème semblable quand on compare le message non-violent de Jésus et les tueries perpétrées, encore actuellement, en Irlande, au Liban, en Ouganda ou ailleurs, par des groupes chrétiens qui disent agir au nom du Christianisme ou de lune de ses branches ?
En refusant aux auteurs de crimes la qualité de « musulmans », il ne fait pas de doute que la population musulmane, dans lensemble, exprime sa conviction profonde que le message du Coran est à prendre dans le sens dune exhortation à la justice, à la bonté, à la tolérance, au respect de lautre, au service du prochain autant quà ladoration et au service de Dieu. Pour limmense majorité des croyants musulmans que nous rencontrons, lIslam, en effet, signifie dabord la foi et un faisceau de valeurs éthiques fondamentales quil partagent avec nous et avec lensemble de lhumanité. Cest au nom de cette appréciation globale et idéale de lIslam que lon condamne des comportements inhumains même sils se réclament de la religion.
La vraie question, pourtant, reste à poser. Comme la Bible, le Coran présente son message central à travers une multitude de versets très variés que les théologiens cherchent à harmoniser pour déterminer ceux qui sont les plus importants ou les plus centraux. Quune grande majorité de croyants organisent leur foi autour des versets les plus pacifiques et les plus « spirituels » nempêche pas dautres croyants et, parmi eux, certains théologiens de préférer une interprétation qui privilégie les versets combatifs comme sils étaient le centre du message coranique.
Devant ce fait, ne faut-il pas maintenant se poser des questions dun autre ordre : un débat théologique existe-t-il où les théologiens pourraient justifier leurs options devant leurs pairs ? Les théologiens ou les hommes de religion sengagent-ils assez ouvertement pour défendre lidéal « pacifiste » du Coran ? Léducation religieuse donnée aux jeunes dans les manuels officiels est-elle suffisamment claire sur ce point ?
Pour mieux venir à bout de la violence actuelle, il est urgent que tous, chrétiens et musulmans, examinent la façon dont ils peuvent, sans trop sen douter, entretenir en eux et dans leur communauté, des germes desprit de supériorité, de volonté de domination ou dintolérance, sous le couvert dune certaine approche de leur propre religion et de son passé.
Il nest injuste dattribuer à lIslam ou au Christianisme les méfaits de certains croyants que si ces religions utilisent toutes leurs ressources spirituelles et morales pour combattre linjustice et la violence jusque dans leurs racines les plus secrètes. Quen est-il réellement ? Que faisons-nous dans ce sens ?
De laffrontement
au témoignage
Le temps nest plus où lon pouvait vivre en sociétés monolithiques dominées par une seule religion ou une seule idéologie. Sil fut une époque où lEurope était massivement chrétienne et lAfrique du Nord quasi totalement musulmane, la liberté dopinion, de presse et de parole la liberté tout court a introduit partout une diversité de croyances, de spiritualités ou de conduites que nous avons tous parfois du mal à accepter.
Lhistoire a brouillé les cartes : il ny a plus les piques dun côté et tous les curs de lautre. Chaque société humaine se retrouve faite dun jeu diversifié dappartenances religieuses ou culturelles.
Malgré leurs différences, ou à cause delles, les humains se découvrent compagnons de route, partageant le même destin. Le refus de la différence condamnerait toutes les sociétés à sombrer dans le chaos et les atrocités. Mais ce type dhostilité surgit surtout entre personnes dont lapproche religieuse est plus centrée sur lappartenance communautaire que sur lexpérience proprement spirituelle ou mystique.
Le vrai spirituel quil soit chrétien ou musulman perçoit demblée que ces disputes lui font perdre le « sens de Dieu » : comment pourrait-il se lancer dans ces arguments, prétendre avoir compris Dieu mieux que son adversaire, alors quil se sent tout petit devant la présence souveraine, immédiate, actuelle, de Celui qui, justement, est au-delà de toutes nos pensées ?
Pour le chrétien sajoute ici un autre point de vue : toute sa foi porte sur une intervention gratuite, impensable, de Dieu dans notre Histoire, la venue de Dieu dans notre humanité. Comment prouver un événement gratuit ? Comment démontrer comme « nécessaire » ce qui est une folie damour : celle de Jésus qui « ayant aimé les siens, les aima jusquau bout » et se livra pour eux ? Le chrétien na pas pour mission de prouver la vérité du Christianisme, mais de transmettre un témoignage.
Il ny a rien daussi désarmé quun témoignage : on ne prouve rien ! On ne démontre rien ! On se contente de rapporter ce que lon a vu : les apôtres lont fait, et le chrétien daujourdhui témoigne de lexpérience qui est la sienne : celle davoir, lui aussi, reçu personnellement lEsprit Saint et dêtre en relation, directe bien quobscure, avec Jésus ressuscité qui se manifeste à lui comme il lavait promis : « celui qui maime je me manifesterai à lui. » (Jn 14, 21) Délaisser ce rôle de témoin pour se lancer dans la dispute théologique risque alors dêtre une trahison par rapport au vrai message du Christianisme. Il ne sagit pas de prouver une doctrine, mais de vivre une expérience, de la proposer et daccueillir le témoignage que me partage, à son tour, mon interlocuteur.
Dans le monde pluraliste de demain où se multiplieront les publicités commerciales, politiques, culturelles ou religieuses avec leurs arguments et leurs invites, seuls les vrais spirituels, les témoins, garderont leur ancrage et leur authenticité tout en tissant avec les autres des liens de solidarité fraternelle.
Jean-Marie Gaudeul, pb