No 30 Mai 1998.4
Burundi
Les droits de l'homme existent-ils vraiment dans les pays pauvres, surtout ceux qui sont affectés par d'incessantes luttes fratricides ? C'est à se le demander sérieusement. Entre les rebelles et les militaires, il y a ceux que l'on exploite et que l'on prend en otages. Un proverbe africain dit ceci : "Quand les éléphants se bousculent, ce sont les brins d'herbes qui se font écraser."
Au Burundi par exemple, le nombre de victimes ne cesse de croître. Elles se comptent par milliers. Il y a eu bien sûr les centaines de milliers de morts depuis l'indépendance en 1962 et plus spécialement dans les années 70 et 80. Mais, plus récemment, nous rappelons les événements tragiques de l'été 1997 qui ont fait environ 600 morts au cours de combats dans le nord-ouest du pays entre des mouvements rebelles hutus rivaux. En outre, les épisodes de violence qui se sont déroulés dans les environs de l'aéroport de Bujumbura, le premier janvier 1998, suite à des attaques perpétrées par des troupes rebelles, ont provoqué une réaction musclée de l'armée burundaise qui n'a pas hésité à utiliser aussi des engins lourds. Au-delà des pertes de vie parmi les militaires et les rebelles, plus de 300 civils non armés, pour la plupart des enfants, des femmes et des personnes âgées n'ayant pu fuir, ont perdu la vie durant ces affrontements et ces représailles. De même, le 6 janvier 1998, un incident est survenu à Muramvya où le Centre de santé a été saccagé et environ 87 civils qui se trouvaient à proximité ont été blessés.
Encore tolérerait-on que les belligérants armés se tirent dessus à qui mieux mieux. Ce serait la rançon de la haine. À forces égales, ces gladiateurs des temps modernes n'auraient qu'eux-mêmes à blâmer pour leurs mutilations réciproques. Mais allons donc! Il vaut mieux s'en prendre à plus petit que soi. C'est beaucoup moins dangereux et c'est plus facile d'écraser celui ou celle qui ne peut se défendre. "La majorité des victimes sont des civils non armés, essentiellement des enfants, des femmes et des personnes âgées qui ne courent pas assez vite pour échapper aux rebelles ou aux militaires et qui meurent sous les balles ou les coups de baïonnettes, de hache ou de gourdin", déclaraient récemment le Brésilien Paolo Pinheiro, rapporteur spécial de l'ONU sur le Burundi.
Quand l'être humain se ravale au rang de la bête, il n'y a plus de droit qui vaille, sinon celui de la jungle, celui des plus forts. Et dire que les responsables de ces massacres se disent des évolués. Ah oui! parlons-en de l'évolution. On a progressé, oui, mais dans les stratégies militaires. À cette école, on enseigne, avec un petit guide à l'appui, la façon la plus rapide d'éliminer vos ennemis. Et s'il y a d'innocentes victimes, la réponse est toute prête : on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs. Et l'humanité là-dedans ? Un rêve pour vieux occidentaux repus ? À voir parader tous ces Rambos dans les rues des capitales africaines, on a l'impression de regarder un spectacle tragi-comique. Kalashnikov en bandoulière et déguisés de treillis militaires, ces jeunes adolescents se pavanent, hurlant leur violence à la face des spectateurs aveulis. Et ces derniers applaudissent les "vainqueurs", davantage par crainte que par approbation.
Sommes-nous aussi de ces spectateurs assoiffés d'émotions fortes devant ces combats ultimes ? Ou sommes-nous tout simplement indifférents, "parce que de toute façon, nous n'y pouvons rien" ? Alors oui, que pouvons-nous faire ?
Et tout d'abord, que fait la communauté internationale ? Eh bien! elle impose des sanctions économiques. D'accord, elle le fait dans un noble but : mettre au pas les dirigeants qui ne respectent pas les droits de l'homme. L'embargo imposé au Burundi par l'organisation de l'Unité Africaine (OUA), au lendemain du Coup d'État qui a porté au pouvoir le Major Pierre Buyoya en 1996, a été reconduit le 21 février 1998 lors de la réunion à Kampala en Ouganda, de neuf pays de l'OUA. Un communiqué publié à l'issue du Sommet de Kampala explique que les sanctions économiques ont été reconduites parce que le Burundi n'avait pas accompli "des progrès significatifs dans les pourparlers de paix à l'intérieur du pays". Les rapports d'Amnesty International sur les cas d'arrestations arbitraires, de procès à standard international inacceptable, de tortures, de disparitions et d'exécutions sommaires restent alarmants. Par contre, là où des enquêtes indépendantes seraient nécessaires, le pouvoir en place ne manifeste pas d'ouverture à l'établissement de la vérité.
Oui, ces sanctions sont faites avec une bonne intention. Mais en réalité, c'est l'enfer que ces sanctions font vivre à la population. La communauté internationale veut faire passer un message : Instaurez une vraie démocratie, sinon nous allons vous couper les vivres. Sauf qu'après un certain temps, ces sanctions écrasent justement ceux et celles qu'elles voulaient protéger. C'est encore le petit qui écope. On en vient à manquer des denrées essentielles, surtout dans les camps (établis selon les ethnies). Et le peu d'aide qui parvient à ces camps devrait être répartie équitablement entre les deux parties; mais ce qui n'est pas toujours le cas.
Le mois dernier, la FAO (Organisation pour l'Alimentation et l'Agriculture) a estimé que la production alimentaire du Burundi a diminué de 20%. Sans l'arrivée d'une aide alimentaire extérieure, la sous-alimentation fera de nombreuses victimes dans la population. Les sanctions économiques ne font qu'aggraver la situation. D'après les estimations faites par le Programme Alimentaire Mondial (PAM), les réserves de céréales, d'huile, de sel, de lait et de sucre, pourraient ne couvrir les besoins immédiats de la population que pour un mois ou deux. De son côté, l'organisme Caritas déplore la mort quotidienne de 20 personnes environ dans le Camp de Réfugiés de Murago, dans la province de Bururi : la cause en est la sous-alimentation et les maladies.
Le cycle de la pénurie n'atteint jamais les dirigeants d'abord. Ceux-ci ont depuis longtemps engrangé leur avenir dans une quelconque banque suisse. Non, la ceinture des sanctions ne resserre que les haillons des ventre-creux et des démunis. Ils en sont les premières et souvent les uniques victimes. "Les sanctions ne devraient pas avoir pour but de punir un peuple tout entier", disait M. Pinheiro. "Je lance un appel pressant aux membres de la Commission et à la communauté internationale au sens large pour que cesse immédiatement cet isolement diplomatique."
Que pouvons-nous faire en effet ?
De la part de ceux qui imposent des sanctions, comme le Conseil de Sécurité de l'ONU, il y aurait lieu de procéder régulièrement à l'évaluation approfondie des sanctions votées et de leur utilité après un certain temps.
De la part des gouvernements et des ONG, il serait bon d'appuyer les organismes internationaux qui luttent pour le défense des droits humains, que ce soit Amnesty International, l'Association des Chrétiens pour l'Abolition de la Torture (ACAT), Développement et Paix, Le Centre de Justice et Foi, Le Conseil des Églises pour la Criminologie, Human Rights Watch, etc.
De la part de l'Église : qu'elle ose dire une parole de justice en faveur des plus petits, car elle a une option préférentielle pour les pauvres. Il existe, dans les quelques 2500 diocèses du monde, des comités actifs pour la justice et la paix. Pensons encore à Jean-Paul II qui, par l'entremise de la Salle de Presse du Vatican, peut émettre des communiqués. Au sujet du Burundi, il faisait savoir récemment : "Le Saint-Siège continuera à s'intéresser à la question de la levée des sanctions". Tout le poids de cet appui moral est nécessaire pour faire bouger les événements. Il y a aussi les évêques du pays qui, plus d'une fois, ont demandé la levée de l'embargo car, disent-ils, "il frappe les couches les plus vulnérables de la population. Cette demande de levée était accompagnée d'une demande adressée aux responsables politiques du Burundi et de l'étranger, pour "chercher par tous les moyens toutes les voies pour restaurer la paix et la concorde par un dialogue sincère et constructif".
De la part de chacun d'entre nous, par l'intérêt que nous manifestons pour ce qui se passe au Burundi ou ailleurs dans le monde. Il est important que nous nous sentions solidaires, car les autres quand on ne les porte pas dans son coeur, on les a presque toujours sur le dos. L'amour du prochain ne se préoccupe pas des distances et n'a que faire des frontières. Osons être solidaires en appuyant les organismes qui luttent pour la justice et l'équité. Cela peut se faire monétairement, ou encore par la signature de lettres de protestation, ou en marchant dans la rue lors d'une manifestation de solidarité pour, par exemple :
- condamner énergiquement les derniers actes de violence en rappelant à tous les acteurs impliqués dans un conflit leurs obligations dans le domaine des droits de l'homme.
- viser plus spécifiquement les dirigeants en gelant leurs avoirs personnels et institutionnels et ceux de leurs proches et en restreignant leur liberté de déplacement à l'étranger.
- renouveler le mandat d'un Rapporteur Spécial, tel M. Paulo Pinheiro pour le Burundi.
- arrêter le harcèlement judiciaire des opposants.
- prendre des initiatives concrètes et pertinentes en vue d'instaurer, dans les plus brefs délais, un cessez-le-feu entre tous les partis en conflit, en vue de commencer un véritable dialogue sur l'organisation politique de la société à mettre en place.
- inviter tous les acteurs internationaux concernés, et en particulier les pays ayant assuré dans le passé d'importantes responsabilités historiques dans une région, de s'engager à faire aboutir une médiation en cours (ex. : favoriser le tenue d'une prochaine réunion à Arusha, en Tanzanie).
- inviter également tous les pays concernés à mettre fin à la prolifération et au commerce des armes dans les pays du tiers-monde, notamment dans la région des Grands Lacs et spécialement au Burundi. (Exemple : au marché public de Bujumbura, on propose des armes à bas prix. Une grenade se vend 0.30$.)
À chacun de nous de faire comme la petite goutte d'eau qui fait déborder le vase de l'iniquité. Bonne chance à tous ces gens concernés par la justice et la paix dans le monde. Et bon courage!
Michel Fortin, M.Afr.