No 9 Juin 1995.3
Burundi
Que se passe-t-il au Burundi?
Telle est la question qu'on me pose régulièrement ces jours-ci. Sachant que j'y ai vécu dix ans, on demande mon opinion et des amorces de solution. Décidément, l'Afrique centrale ressemble de plus en plus à un volcan en ébullition. Est-ce le propre des petits pays à double ethnie de vivre dans d'inéluctables confrontations? Que ce soit sur le continent africain (le Rwanda et le Burundi avec les Hutu et les Tutsi), européen (la Belgique avec les Flamands et les Wallons) ou américain (le Québec avec les Français et les Anglais), la soupe est d'autant plus chaude que la marmite est étroite.
Alors, petits pays, petits esprits? Pas nécessairement. Mais le repliement sur soi et la crainte de l'envahissement, qu'il soit physique, culturel, social ou économique, sont sûrement sources d'une difficile cohabitation. De plus, dans des pays comme le Rwanda et le Burundi, la pauvreté endémique accule ses populations aux pires excès.
Qu'est-ce qui différencie le Burundi de son voisin, le Rwanda?
Ces deux petits pays (80 fois plus petits que le Québec) se ressemblent comme des frères jumeaux. Voisins, ils comptent environ le même nombre d'habitants (Rwanda: sept millions et demi, Burundi: cinq millions et demi); ils sont tous deux des pays aux mille collines, enclavés dans un immense continent et sans ouvertures sur la mer; on y parle une même langue ou presque (le kinyarwanda et le kirundi sont des proches parents); les coutumes se ressemblent (on y boit la même bière de banane dans un souci de com-munion appelé le gusangira umukenke); la composition ethnique est pratiquement la même (les Hutu, cultivateurs et sédentaires: 85 p. cent; les Tutsi, pasteurs et nomades: 14 p. cent; les Twa, premiers habitants issus des forêts: 1 p. cent); les religions (en majorité chrétiennes et plus spécialement catholique pour les deux tiers de la population); l'accueil, l'hospitalité, la joie de vivre, la politesse et la diplomatie font partie de leurs moeurs. De plus l'histoire politique des trente dernières années semble en faire des proches parents.
Il ne faut pas oublier que s'il y a eu près d'un million de morts au Rwanda à cause des problèmes politico-ethniques, il y en a aussi eu des centaines de milliers (100 000 en 1972; 5 000 en 1988; 50 000 depuis 1993) au Burundi pour les mêmes raisons.
Cependant, tous s'accordent pour dire que ce sont les petites différences qui importent et qui rendent ces deux pays passablement distincts. Ils ont beau être jumeaux, les deux frères sont tout de même loin d'être identiques. Pour ne citer que deux exemples, les Tutsi du Burundi ont tenu davantage le pouvoir qu'au Rwanda; et ce dernier pays a toujours été plus riche et plus choyé que le Burundi par les occidentaux.
D'où vient cette haine féroce entre les ethnies?
Depuis l'accession du Burundi à l'indépendance en 1962, la minorité ethnique tutsi a dominé la majorité hutu jusqu'en 1993. Exclue du pouvoir, poussée à la soumission, la majorité fut habitée par des sentiments de frustration, d'hostilité et de vengeance, tandis que la minorité avait la hantise d'être écrasée, voire exterminée par cette majorité. La double victoire aux élections présidentielles et législatives des 1er et 29 juin 1993, du Front pour la démocratie au Burundi (FRODEBU), offrait à la majorité hutu une occasion inespérée d'assumer désormais la responsabilité du pouvoir. Mais tout fut remis en question dans la tentative de coup d'État du 21 octobre 1993 qui aboutit à l'assassinat de Melchior Ndadaye, premier président hutu élu.
Les montées de violence des derniers mois nous font de plus en plus penser au Rwanda, non?
Sûrement. Depuis 18 mois, les affrontements au sein de la population suggèrent que tous les Barundi sont frappés d'une même maladie: la peur et la méfiance. La longue série d'assassinats et d'attentats font planer sur le pays la menace d'un bain de sang comparable à celui qui a eu lieu l'an dernier au Rwanda. Devant les menaces et les rumeurs de massacre, les Tutsi se sentent, qu'ils le veuillent ou non, obligés de supporter l'armée avec qui ils ne partagent pas nécessairement toutes les visées politiques. Cette véritable folie basée sur la crainte réciproque alimente l'insécurité où chaque ethnie soupçonne l'autre de préparer un génocide.
De façon générale, l'insécurité ressentie par la population est liée à la présence des armes dans les quartiers résidentiels. Le climat de peur est entretenu par des bandes armées au sein desquelles les extrémistes détruisent la paix. Ils s'attaquent à tout le monde, qu'ils soient civils ou militaires. Ces guérillas retardent le retour de la cohabitation paisible. La majorité de la population déteste et rejette ces bandes car, en s'attaquant aux forces de sécurité, elles provoquent inévitablement une contre-offensive plus grave.
Cette violence a provoqué, dernièrement, l'exode de dizaines de milliers de Hutu et d'étrangers africains, Zaïrois surtout. Ils ont fui leurs quartiers de Bujumbura, chassés par la peur de l'armée, à majorité tutsi. Celle-ci s'est attaqué aux extrémistes hutu vivant dans les quartiers résidentiels de la capitale, à savoir Bwiza, Buyenzi et Kanyosha. Ces derniers seraient liés à l'ancien ministre de l'intérieur, Léonard Nyangoma, chef des Forces pour la défense de la démocratie (FDD).
Y a-t-il des solutions en vue?
Oui. Il doit y avoir, de la part des gouvernants du pays, une volonté politique de régler leurs problèmes part eux-mêmes. La communauté internationale insiste sur ce point. Par exemple, les autorités doivent arrêter le plus vite possible ces bandes armées et contrôler les militaires dans leurs répressions. Cependant, le problème de la prolifération des armes est que les Hutu veulent s'armer par légitime défense et estiment que les Tutsi sont suffisamment armés ou protégés par l'armée. Pour les Tutsi qui se sentent menacés, tout ceux qui possèdent illégalement des armes doivent être désarmés. Le premier ministre, Antoine Nduwayo, membre du principal parti de l'opposition tutsi, l'Unité pour le progrès national (UPRONA), prévoit poursuivre l'opération de désarmement et de démantèlement des bandes terroristes avec plus de fermeté et de détermination que par le passé.
Il y a aussi le problème de l'impunité à régler au plutôt. Le règlement de la crise burundaise passe nécessairement par une réforme du système judiciaire qui offrirait une issue à la violence actuelle où chacun préfère se faire justice. Le rapport de la Commission internationale d'enquête sur la violation des droits de la personne au Burundi depuis le 21 octobre 1993 constate que l'impunité fait partie de l'histoire du Burundi. L'appareil judiciaire y est ethniquement déséquilibré et manque de moyens autant que de traditions d'impartialité, de courage et d'indépendance. Un tribunal international devrait identifier les coupables afin de sanctionner les responsables de violences pour épargner un dérapage incontrôlable.
Il faut aussi faire appel à la population. Les Barundi sont connus pour leur tradition du dialogue mené par les notables communément dénommés abashingantahe. Le rôle de la parole qui ouvre les personnes les unes aux autres est par conséquent très important. Il est donc souhaitable, indispensable même, que ces personnes-ressources de la communauté se lèvent et remplissent leur fonction de rassembleurs. On a besoin d'eux pour reconstituer les communautés déchirées. La mission des abashingantahe est, en général, acceptée par tous, de quelque ethnie qu'ils soient.
Enfin, dans un pays à majorité chrétienne, on s'attend à ce que la population vise la réconciliation. Dans les petites communautés de base, sur les mille et une collines, on est en droit d'espérer que la conscience des chrétiens burundais puisse avoir un sursaut.
Que pouvons-nous faire?
D'abord, continuer de nous informer et dénoncer ces massacres lorsque nous en avons l'occasion. Martin Luther King disait: Ceux qui restent silencieux face à l'injustice deviennent complices de cette injustice. Il est bon de savoir qu'il existe, à Montréal, une Table de concertation pour le Burundi qui publie le bulletin Info-Burundi.
Ensuite, il est bon d'apporter notre appui aux Organismes non-gouvernementaux (ONG) qui travaillent sur le terrain tels Médecins sans frontières, Avions sans frontières ou d'autres membres de l'Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), qui vient malheureusement de se faire couper les vivres par l'Agence canadienne de développement internationale (ACDI), etc...
Enfin, il est important de demander à notre gouvernement de continuer sa politique de prévention en faveur du Burundi. Par exemple, comme il l'a fait en Haïti, il pourrait aider à la formation d'une police indépendante au Burundi.
N'oublions pas que le Canada et le Québec, en tant que membres de la Francophonie, se sont engagés à promouvoir et à soutenir la démocratisation des systèmes politiques, africains particulièrement, et à faire du respect des droits de la personne la condition essentielle à toute coopération. Il faut continuer dans ce sens.
Michel Fortin