No 6 Mai 1994.
Algérie
Elle marche d'un pas rapide, les yeux baissés, rasant les murs gris, perdue dans ses pensées, celles d'un monde différent du nôtre. Elle porte le hijab, oui, mais malgré (ou grâce à) ce foulard islamique, elle est admirable, parce que fidèle à ses convictions. Et pourtant, il est quasiment impossible de le lui dire. Sa démarche empressée, ses yeux lointains créent une distance infranchissable.
Deux passants la regardent d'un air méprisant, remplis de haine: Aie! La vieille, on est au Canada: tu ne pourrais pas t'habiller comme tout le monde?
Ça se passait hier, à Montréal.
Jusqu'où l'intransigeance peut-elle aller?
Dans une rue d'Alger, deux religieuses catholiques viennent d'être assassinées. Elles ont choisi l'Algérie comme pays d'adoption. Elles souhaitaient consacrer leur vie au service de leurs frères et soeurs algériens. Elles voulaient tisser des liens, témoigner de leur amour inconditionnel pour les enfants d'Allah. On leur avait vanté l'accueil légendaire des peuples du désert. Y a-t-il eu maldonne?
Elles aimaient marcher le long des murs blancs, discrètes, les yeux baissés, perdues dans leurs prières au Dieu de toute miséricorde. Elles portent la croix, c'est vrai, mais malgré (ou grâce à) ce signe, elles sont admirables, parce que fidèles à leurs croyances. Elles ont été tuées... et pourtant les gens de ce pays appréciaient leur générosité et leur vouaient un grand respect. Mais ils ne pouvaient pas le leur dire par peur des représailles.
Ça se passait hier, à Alger.
Jusqu'où le fanatisme peut-il aller?
Luttes de pouvoir!
Quand celui-ci se sert de la religion pour asseoir sa suprématie...
Quand un parti s'élève contre un autre parti...
Quand un système s'oppose à un autre système...
Quand une idéologie en affronte une autre...
L'homme est souvent comprimé entre les deux.
Montréal? Alger? Quel est le lien?
Que se passe-t-il au juste en Algérie?
L'Algérie, pays de 27 millions d'habitants, est en guerre contre elle-même. Depuis l'indépendance en 1962, un seul parti a gouverné en Algérie, le Front de libération nationale (FLN). Sous la pression du peuple et des pays occidentaux, il a accepté d'organiser en 1991 des élections. Peu habitués à la démocratie, peu d'Algériens se sont déplacés pour aller voter. Mais ceux qui l'ont fait ont majoritairement choisi le Front islamique du salut (FIS). Ce vote confirmait la montée de l'élément islamique intégral.
Qui est le FIS? Le FIS est un mouvement intégriste qui prône un islam pur et dur. Il veut appliquer à la lettre les préceptes du Coran qu'il interprète dans son sens le plus sévère comme en Iran. Après l'école, en proie à une arabisation et une islamisation qui ont fait le lit de l'intégrisme, le FIS entreprend de conquérir la famille, et plus particulièrement les femmes. Il fait de celles-ci un enjeu politique capital en arrachant celle-ci à la tutelle du père, de la famille pour la confier à la oussra (cellule de base du pouvoir des islamistes). Il leur impose le port du voile pour la jeter dans la rue. Le voile devient ainsi pour des millions de femmes un véritable passeport pour la vie publique. Cette pièce de l'habillement féminin devient l'emblème des véritables croyantes dans les pays étrangers, comme au Canada. Et ceux qui veulent les obliger à l'enlever, oppriment, selon les musulmans intégristes, les minorités et vont à l'encontre de la Chartre des droits de la personne.
Pour contrer la montée de ce mouvement intégriste et pour sauver la démocratie, les autorités algériennes firent appel à l'armée, qui selon la loi, est la gardienne de la Constitution. Après sa victoire au premier tour des élections législatives le 26 décembre 1991, le FIS fut dissolu et ses chefs furent incarcérés. De l'avis de nombreux experts, ces décisions furent de lourdes erreurs politiques.
Attentats, sabotages et répression furent le lot quotidien de cette décision. Selon des sources officieuses, on avance le chiffre de 2000 morts depuis le début de 1992. Dans cette lutte implacable pour le pouvoir, personne n'est épargnée, que ce soient les forces de l'ordre, les fonctionnaires, les intellectuels, les coopérants et les religieux étrangers, ou encore tous ceux que l'on pourrait qualifier d'hommes et de femmes ordinaires, si ordinaires que leur mort passe presque inaperçue. D'ailleurs, ce terrorisme, qui vise les petites gens, fait partie de la stratégie du FIS et du Groupement islamique armé (GIA), branche dure du FIS, partisan d'une guerre prolongée qui veut conquérir le pouvoir par la violence. Ils espèrent ainsi créer le sentiment que le pouvoir du général Liamine Zéroual, chef de l'État, n'est plus en mesure de protéger quiconque. La population, du coup, a perdu confiance en ses dirigeants: il ne reste plus au FIS qu'à négocier en position de force.
Ceci se passe en Algérie. Mais l'effervescence du monde musulman n'est pas uniquement l'apanage de ce pays. On n'a qu'à penser au Soudan, aux Indes ou au Tadjikistan.
Pour les fondamentalistes musulmans, les impérialistes occidentaux sont une insulte à leur ferveur religieuse.
Pour les adeptes du capitalisme dur, les enragés de Mahomet ne sont que des tueurs fanatiques.
Chacun de ces groupes extrémistes veut imposer son système de valeur ou ses propres croyances.
Les adeptes du compromis sont des faibles et les partisans de la négociation sont indignes de compassion.
Il y a là un mur qui dépasse, dans ses assises, celui de la grande muraille de Chine.
On est tellement loin l'un de l'autre. Et pourtant on fait partie, dit-on, de la même humanité.!?!
En général, ces malappris de Montréal ou ces terroristes d'Alger sont probablement de gentils maris et des pères aimants devenus capables de cruautés, en vue de maintenir un système, une idéologie ou une religion. Mais ils ont oublié leurs origines.
Quel Chrétien ignore que Dieu est amour?
Quel Musulman doute qu'Allah est miséricordieux?
Mais pour le moment, le Tout Autre doit se poser de sérieuses questions sur certains de ses enfants.
Des étrangers... Sur une si petite terre!
S'ils savaient seulement que les hommes et les femmes de compassion, eux, ne connaissent aucune idéologie!
Heureusement qu'entre ces deux positions extrémistes, il y a ces artisans de paix qui oeuvrent concrètement pour la réconciliation. Parmi leurs multiples réalisations, retenons les accords de paix palestino-israëlien ou encore la rencontre inter-religieuse d'Assise. Entre Juifs, Musulmans ou Chrétiens, il y a sûrement place pour le dialogue.
Tous les Chrétiens occidentaux ne sont pas nécessairement des capitalistes sans foi ni loi.
Tous les Musulmans orientaux ne sont pas forcément des intégristes adeptes du terrorisme.
Entre l'un et l'autre monde, il y a des personnes qui ne désirent autre chose que de vivre en paix sous le regard du Tout-Puissant.
Michel Fortin, M.Afr.