Africana Plus

No 44 Mars 2001.2



Insécurité alimentaire
Agriculture industrielle ou familiale ?


 

Nous sommes dans l'ère de la mondialisation. Les échanges autant culturels que commerciaux amènent des changements sans précédents et des conséquences qu'on ne pouvait même pas soupçonner voilà à peine 10 ans. Nous profitons de biens provenant des quatre coins du monde. Nous en "profitons" aussi dans un autre sens : notre prospérité est souvent la cause de la misère dans des pays moins favorisés. Comment cela se fait-il ?

Prenons le cas de l'agriculture dans le monde. La libéralisation des échanges menace de mort sociale la moitié de la paysannerie mondiale qui compte plus d'un milliard d'agriculteurs et de travailleurs agricoles. Elle a pourtant la capacité de survivre tout en contribuant à l'éradication de la faim et à la protection de l'environnement. Cinq cents millions de paysans sont ainsi pris au piège de la mondialisation. Dans les années 50, un agriculteur africain produisait 10 quintaux (1 000 kilos) de grain. Il en gardait huit pour nourrir sa famille. Il lui en restait deux à vendre, à 40 dollars le quintal. Il disposait ainsi de 80 dollars de revenu monétaire pour faire face à ses dépenses de base. Aujourd'hui, avec le cours du quintal à moins de 20 dollars, il doit en vendre quatre pour obtenir la même somme et procéder à ses achats vitaux. Il ne parvient plus à nourrir sa famille et encore moins qu'avant à dégager des moyens pour accroître sa production. Ses chances de vivre de sa terre, ou plutôt d'en survivre, diminuent chaque jour.

Plus de la moitié des agriculteurs du Sud souffrent de malnutrition chronique : les trois quarts des 800 millions d'être humains qui ne se nourrissent pas à leur faim sont des paysans pauvres. Enfin, le peu qu'ils réussissent à vendre a perdu la moitié de sa valeur au cours des 30 dernières années.

Avec des revenus monétaires aussi bas, ils ne peuvent acheter ni outils, ni semences sélectionnées, ni engrais; ils peuvent à peine survivre. Et ils doivent de plus faire face à un péril grandissant : l'ouverture des frontières, qui les met en compétition directe avec l'agriculture industrielle du Nord, dont la productivité par actif peut être 1 000 fois supérieure. Cette agriculture à grande échelle est en train de tuer l'agriculture familiale qui prédominait depuis la réforme agraire (première révolution verte) née du démantèlement des propriétés féodales. L'agriculture industrielle s'appuie sur une technicité de plus en plus poussée, à base de mécanisation, de chimie, de sélection des semences et d'investissement toujours plus lourds. Avec, pour résultat, qu'un seul agriculteur peut à lui seul cultiver 300 hectares. La productivité est telle qu'elle a permis une baisse constante des prix agricoles, et donc un recul continu de la part des dépenses que les consommateurs consacrent à leur nourriture.

D'autre part, les limites de ce modèle sont de plus en plus évidentes. L'affaire de la "vache folle" donne une idée des ravages que peut provoquer la course au rendement. Les dégâts environnementaux s'accentuent, qu'il s'agisse de la pollution des nappes phréatiques, de l'épuisement des sols ou de la diminution de la biodiversité. En outre, cette agriculture boit jusqu'à 70% de l'eau douce consommée. Et elle en subit désormais directement les contrecoups, puisque ses rendements et sa rentabilité plafonnent. C'est pourquoi la généralisation des Organismes génétiquement modifiés (OGM) est un enjeu central pour que cette agriculture industrielle trouve un second souffle.

Pour les paysans du Sud, les OGM sont une fausse solution à un faux problème. Le problème n'est pas l'insuffisance de la production. "Après 50 ans de modernisation, la production agricole mondiale est aujourd'hui plus que suffisante pour nourrir convenablement 6 milliards d'humains", souligne la FAO dans son dernier rapport sur l'état de l'insécurité alimentaire dans le monde. Le problème est que trop de gens n'ont pas accès à la nourriture dont ils ont besoin. Quatre personnes affamées sur cinq vivent dans des pays exportateurs de denrées alimentaires. L'Amérique du Nord et l'Europe, confrontées à un problème d'excédents, veulent introduire de force leurs produits agricoles sur les marchés des pays pauvres. Les OGM renforceront le pouvoir des multinationales. Quatre ou cinq des principales firmes agrochimiques (dont Monsanto, DuPont, Novartis et Aventis) dominent aussi le marché des semences transgéniques. Ces multinationales aux moyens illimités travaillent dans leurs laboratoires à créer le soja ou le coton qui résistera aux herbicides, le riz survitaminé ou la tomate longue conservation. Ces multinationales dicteront leurs conditions. Mais à quoi bon accroître les rendements si c'est pour enfoncer, encore un peu plus, des millions de paysans dans la pauvreté ?

Tout cela va-t-il vraiment améliorer la productivité ? On peut en douter. La petite polyculture qui produit pour le marché local est beaucoup plus productive que la grande monoculture orientée vers les villes ou l'exportation.

Quelle serait donc la solution envisagée ? Les paysans eux-mêmes, ainsi que bon nombre d'agronomes croient que c'est l'agriculture familiale qui est la solution. Pourquoi ? Parce que, à condition de lui donner sa chance, elle bat tous les records de productivité et permet au paysan de vivre décemment. Et elle le prouve. Lui donner sa chance passe d'abord par une rupture avec le parti pris urbain qu'adoptent la plupart des gouvernements du tiers monde. Parce que les villes sont plus turbulentes que les campagnes, ils s'efforcent de les nourrir au moindre coût. La libéralisation des échanges en cours aggrave cette pénalisation, puisque les cours mondiaux des produits agricoles sont en général inférieurs aux prix locaux. De plus, l'exportation de cultures commerciales devient prioritaire pour l'équilibre de la balance commerciale, observée de si près par le Fond Monétaire International (FMI) ou la Banque mondiale. Or, "la question première pour que les paysans des pays pauvres progressent est que le fruit de leur travail soit rémunéré à un prix qui leur permette d'acheter des moyens de production supplémentaires, explique Marcel Mazoyer, professeur à l'Institut national d'agronomie de Paris. Sans protectionnisme, sans barrières commerciales, ils n'arriveront pas à se développer".

Donner enfin sa chance à l'agriculture familiale est la condition sine qua non pour venir à bout du fléau de la faim. Les paysans qui se battent pour promouvoir leurs droits se battent aussi pour que tout un chacun puisse se nourrir correctement et suffisamment. De plus, avec l'introduction de l'agriculture biologique, la production agricole sera plus productive pour les personnes et plus respectueuse de l'environnement, parce qu'elle sera développée par les agriculteurs eux-mêmes.

Si la faim est localisée dans les campagnes, c'est dans les campagnes qu'il faut agir. Il faut donc aider les paysans à produire mieux et plus car la question de la sécurité alimentaire mondiale est d'abord et surtout une question d'insuffisance criante des moyens de production agricole des agriculteurs les plus pauvres du monde. Sur plus de 1,3 milliard de paysans dans le monde, 28 millions disposent d'un tracteur, 300 millions d'un cheval ou d'un bœuf, mais plus d'un milliard travaillent avec un outil rudimentaire, houe, bêche, faucille, coupe-coupe. Sur ce milliard d'agriculteurs, la moitié seulement utilisent des engrais et des variétés sélectionnées pour être plus performantes, l'autre moitié (500 millions de personnes) n'a rien de tout ça et utilise des plantes orphelines, c'est-à-dire ignorées de la recherche agricole. Il faut donc faire l'effort de recherche pour améliorer les variétés végétales et animales de ces régions (comme des plantes résistantes à la sécheresse) pour leur permettre de se lancer dans une sorte de "seconde révolution verte".

Mgr Agostino Marchetto, Observateur permanent du Saint-Siège auprès de la FAO, disait ceci : "Il est nécessaire de promouvoir les entreprises agricoles familiales, qui, par leur nature même, peuvent plus facilement fournir les garanties nécessaires pour une activité agricole qui respecte les différents écosystèmes, pour une production visant à la protection effective du consommateur…".

Dans ce sens, il est bon de rappeler l'exhortation qu'à l'occasion de l'inauguration du Sommet mondial sur l'Alimentation de novembre 1996, Jean-Paul II adressa aux chefs d'État et de gouvernement qui étaient présents : "Il est souhaitable que vos réflexions inspirent aussi des mesures concrètes qui constituent des moyens de lutter contre l'insécurité alimentaire dont sont victimes trop de nos frères en humanité, car, sur le plan mondial, rien de changera si les responsables des nations ne prennent pas en compte des engagements inscrits dans votre plan d'action, pour réaliser les politiques économiques et alimentaires fondées non seulement sur le profit mais aussi sur le partage solidaire".

N'oublions jamais que l'évolution du monde et de l'histoire de l'humanité rend indispensables de nouvelles formes de solidarité, si nous voulons vivre dans la paix véritable, c'est-à-dire enracinée dans la justice. Notre communauté humaine devrait donc être une communauté de valeurs avant d'être une communauté d'intérêt.

Michel Fortin, M.Afr.

 


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