Africana Plus | |
No 92 Octobre 2010.5 |
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Problèmes d'inculturation en Tanzanie
En Tanzanie,
environ 50 % de la population est chrétienne (aux deux tiers catholique), 35 %
de religion musulmane et 15 % de diverses religions traditionnelles locales.
L'Église, d'une manière générale, est bien vivante. Nous présenterons ici, à
partir du thème de l'inculturation, un double défi : celui de la liturgie et
celui du célibat des prêtres.
Irrespectueuse, la danse
traditionnelle?
Nous constatons que l'Église catholique insiste beaucoup
sur l'inculturation, dans le sens où elle cherche à intégrer certaines pratiques
traditionnelles ou culturelles dans les célébrations liturgiques, notamment la
messe. Pour ne citer qu'un exemple, il est bien connu que la danse tient une
place très importante dans la tradition africaine. Chaque événement est marqué
par une danse particulière: au moment des cérémonies d'initiations, du mariage,
de la naissance, de la moisson, du décès, etc. Or, dans certains diocèses en
Tanzanie, il existe une grande tension entre les fidèles et le clergé en ce qui
concerne la façon de célébrer la messe et en particulier sur le fait d'y
ajouter, ou non, quelques aspects traditionnels, particulièrement des danses
pendant que chante la chorale. A priori, on pourrait penser qu'un tel apport va
dans le sens de l'inculturation proposée par l'Église. Pourtant, certains
évêques interdisent catégoriquement à leurs fidèles de danser ou de battre des
mains et obligent les prêtres à ne jamais permettre à la danse d'apparaître
pendant la messe paroissiale. Plus encore, les prêtres ou les fidèles qui
décident de ne pas observer cette ordonnance se trouvent parfois sanctionnés.
Ces évêques considèrent que danser pendant la célébration eucharistique est un
signe d'irrespect envers le Seigneur. On peut se demander pourquoi, et à partir
de quel contexte, ces évêques qualifient la danse traditionnelle
d'irrespectueuse, alors que d'autres la permettent pendant la
messe.
Quand on interroge les fidèles qui ont à faire face à ce
type d'interdits, on apprend qu'ils ne sont pas d'accord avec la position de
leurs évêques, mais ne peuvent que suivre l'ordre donné. On se dit alors que ces
fidèles sont privés de leur droit à louer le Seigneur d'une façon qui rejoigne
leur propre culture. Plus largement, c'est comme si les évêques décidaient tout
à la place de leurs fidèles, et que ces derniers se voient obligés d'accepter
des décisions dans lesquelles ils ne se retrouvent pas. Il est évident que dans
la foi chrétienne, il y a des sujets doctrinaux délicats qui dépassent la
connaissance des simples fidèles, mais concernant la question de l'inculturation
de la forme liturgique, n'est-on pas en droit de penser qu'ils ont leur mot à
dire? Pour que l'inculturation soit une réussite, la place donnée aux fidèles
doit être importante puisque ce sont eux qui incarnent la foi dans leur milieu
de vie. Or, en Tanzanie, comme partout en Afrique, les célébrations liturgiques
et notamment celles de l'Eucharistie, tiennent une place centrale dans la vie
chrétienne. Ainsi, si l'on empêche les fidèles d'intégrer aux célébrations des
éléments plutôt simples de leur tradition, comment des aspects traditionnels
plus complexes et plus profonds pourront-ils être pris en compte pour une
véritable inculturation de la foi chrétienne dans les sociétés
africaines?
Une question
sensible, le célibat des prêtres
Nous abordons en deuxième lieu un autre domaine sensible
: la question du célibat des prêtres. On peut constater que le célibat pratiqué
par les prêtres de l'Église catholique romaine apparaît comme étrange dans
presque toutes les cultures, surtout celles d'Afrique. Logiquement, des signes
d'incompréhension et parfois même de conflits entre les valeurs culturelles et
celles de la foi se manifestent sur ce point. C'est une réalité reconnue par
tous. Par ailleurs, cette tension est encore palpable dans certaines régions du
globe où le christianisme est pourtant établi depuis longtemps. Considéré comme
une discipline externe donnant accès à la vie religieuse et au sacrement de
l'ordre, il reste difficile à vivre et à expliquer. La tradition ecclésiale du
célibat n'est donc pas facile à intégrer dans la culture de ces régions... Nous
nous demanderons d'abord comment ce vœu – ou promesse –est vécu en Tanzanie,
comment les fidèles le comprennent, et quels sont les éléments culturels pour et contre cette pratique de
vie.
Le célibat en
Tanzanie, quelle valeur?
Comment donc le célibat est-il vécu et compris en
Tanzanie? Les gens le considèrent comme une exigence religieuse plutôt sensible
et il suscite bien du tapage, surtout lorsqu'il n'est pas vécu correctement.
Beaucoup de fidèles comprennent que le célibat est une condition pour accéder à
la vie sacerdotale et religieuse, et qu'il est un engagement à s'abstenir du
mariage tout au long de la vie dans le but de servir Dieu et ses frères de tout
son amour. Cependant, il nous faut admettre que le célibat, étrange dans les
cultures africaines, pose problème au processus d'inculturation de la foi
chrétienne. Ce constat suscite une autre question : quels sont les éléments
culturels qui rendent difficile cette pratique de vie en Tanzanie? Pour y
répondre, nous aborderons successivement les dimensions culturelle, économique
et sociale, puis nous examinerons la place du célibat dans la
Bible.
Pour comprendre la difficulté, il faut d'abord rappeler
l'importance de la polygamie dans beaucoup de sous-cultures en Tanzanie. Un
homme aisé qui est en mesure de supporter une grande famille se marie avec
plusieurs femmes afin d'avoir beaucoup d'enfants. Ceux-ci sont en effet un signe
de la bénédiction divine. De plus, ils sont la garantie d'une vie heureuse non
seulement ici-bas sur la terre, mais également dans l'au-delà. Il est donc très
difficile d'imaginer qu'un homme puisse choisir librement de ne pas avoir
d'enfants, situation qui serait interprétée comme une malédiction divine
!
En Tanzanie, il est normal de s'abstenir de relations
sexuelles hors mariage, surtout avant l'âge adulte. On considère en revanche
comme tout à fait anormal de s'abstenir de mariage pour toute la vie. Chez nous,
la procréation est l'objectif du mariage. La société attend de chaque adulte
qu'il ait des enfants et elle accepte mal que quelqu'un ne donne pas la vie. Il
est insupportable de voir un homme ou une femme non marié. C'est une honte pour
la famille et pour la société ! Cette pression sociale met beaucoup de prêtres
dans une situation très délicate : comment expliquer la signification de leur
choix? On comprend dès lors que cette même pression conduit des prêtres et des
religieux à l'infidélité à leur vœu... Manifestement, il est très difficile de
justifier le célibat dans la culture tanzanienne.
Venons-en à l'argument économique. Autrement dit, le
célibat faciliterait la vie matérielle du clergé et des religieux missionnaires
car il est plus facile de prendre en charge une personne qu'une famille de trois
ou quatre. En Tanzanie, la situation est différente : nous faisons tous partie
d'une famille élargie ! Même un individu qui n'a pas à charge ses propres
enfants n'échappe pas au devoir de solidarité familiale. Il doit toujours
assumer ses responsabilités envers ses proches, ses cousins et ses amis. Cela
veut dire qu'une personne sans enfant est parfois plus sollicitée que celle qui
a une famille à charge. Ainsi, un prêtre doit prendre en charge beaucoup
d'enfants, et même davantage qu'une personne mariée. Dans de nombreux cas, cela
exigera du prêtre qu'il travaille plus pour éviter toutes sortes de déceptions
dans sa famille ou de passer pour un égoïste qui n'aide pas ses proches. Nous
devons donc reconnaître que l'argument économique en faveur du célibat n'est
guère convaincant.
Quelle valeur
religieuse pour le célibat?
Maintenant, tournons-nous vers le donné biblique.
Reconnaissons tout d'abord que le célibat a très peu d'ancrage dans la tradition
biblique. Pour autant, les historiens sont d'accord pour dire que dès le premier
siècle de notre ère, quelques Juifs esséniens pratiquaient le célibat en tant
que choix religieux. Nous relevons aussi quelques exemples significatifs dans
l'Ancien Testament, par exemple dans le livre de l'Exode où nous est décrite une
exigence d'abstinence sexuelle adressée au peuple pour aller à la rencontre de
Dieu au mont Sinaï (Ex 19,15). Dans le livre du prophète Jérémie (16, 1-2) nous
trouvons l'exigence du célibat imposé au prophète par le Seigneur. Ensuite, dans
le Nouveau Testament, plusieurs figures importantes sont célibataires à cause de
leur mission, comme par exemple Jean-Baptiste et Paul. Pour détailler un peu,
dans l'évangile de Matthieu (19,12) on voit Jésus donner des explications sur le
célibat pour le Royaume de Dieu. Paul, dans sa première lettre au Corinthiens,
propose le célibat comme un moyen juste de vivre dans la communauté comme frères
et sœurs (cf. 1 Co 7, 32-34). Ainsi, la Bible parle du célibat en ne s'adressant
qu'à une minorité dans la société, et ce célibat est présenté comme une exigence
de pureté pour le Royaume de Dieu. La référence biblique est donc significative
pour expliquer la valeur religieuse du célibat. Cependant, l'explication
biblique peut-elle contrebalancer les incompréhensions et frustrations liées aux
critères culturels, économiques et sociaux? Difficilement!... Devons-nous
sacrifier les valeurs que recouvre le célibat des prêtres à cause
d'incompréhensions culturelles? Certes, non.
Il y a aussi des sensibilités religieuses dont on doit
tenir compte. Chez nous, les religions traditionnelles donnent une place
importante à la continuité de la vie après la mort... pour ceux qui ont des
enfants. La personne qui meurt sans avoir donné la vie à un enfant cesse
d'exister. La promesse d'une vie après la mort est donc liée à la procréation.
Un enjeu de taille pour le célibat! Ne pas mettre des enfants au monde, c'est se
perdre pour toujours. Il n'est donc pas aisé de situer le célibat dans cette
vision religieuse du monde qui insiste sur le lien entre procréation et « salut
». Que peut signifier alors le salut en Jésus Christ? Il nous paraît qu'il
importe surtout d'insister sur l'imitation de Jésus Christ, la manifestation du
Royaume de Dieu où nous ne prendrons plus ni femme ni mari (cf. Mt 22, 30), la
gratuité et l'universalité de l'amour, etc. Point de départ qui permettra
peut-être de transmettre le vrai sens du célibat, ses motivations et valeurs
authentiques.
Ordination
d'hommes mariés, le cas des Mwalimu...
Que faire entre-temps ? Parmi les multiples idées
avancées, nous retenons celle de l'ordination d'hommes mariés. C'est une longue
tradition des Églises orientales et certains pasteurs protestants ou prêtres
anglicans accueillis dans l'Église catholique et qui reçoivent l'ordination
sacerdotale, restent mariés. Dans bon nombre de paroisses, la prière est animée
par un laïc. En Tanzanie on les appelle Mwalimu (professeur) ou catéchistes. Ces
hommes ont beaucoup d'expérience dans la gestion des communautés, l'organisation
des temps de prière et des groupes de partage d'Évangile. Ils s'occupent de la
visite des malades, de la catéchèse, et de la célébration pendant l'absence du
prêtre. Il doit être possible de donner une formation appropriée à ces hommes et
de les ordonner.
Un effort de
longue haleine
Nous pensons que le célibat continuera à poser beaucoup
de problèmes malgré tous les efforts d'inculturation du christianisme dans notre
culture. Ces difficultés sont liées à la presque impossibilité de comprendre le
célibat consacré. D'un point de vue social et économique, il constitue un
contresens. Sa valeur religieuse est réelle, mais difficile à saisir dans une
société fortement influencée par la religiosité
traditionnelle.
Albano Aloys Mwombeki Félix J.
Jabu*
* -
Albano Aloys Mwombeki et Félix j. Jabu, originaires de Tanzanie, sont membres de
la Congrégation du Saint-Esprit (CSSp). Depuis une dizaine d'années dans la
formation spiritains, ils en ont accompli la première moitié en Tanzanie et
l'autre en milieu français pour le stage missionnaire et les études
théologiques. Ils étudient actuellement aux Facultés jésuites de
Paris.