Africana Plus  

No 74 Mars 2007.2



Femmes en dialogue


Il y a quelques temps, face à la Méditerranée, cette mer aux deux rives si différentes, devant la Basilique de N.D. d'Afrique... Une fillette d'une huitaine d'années m'aborde, non sans quelque effronterie... «Alors, tu es mécréante ? ». Introduction abrupte à quelques instants de "dialogue interreligieux" avec une étrangère de la génération de sa grand'mère ! Petite fille formée par son école à un strict monolithisme religieux, religieuse âgée, à la vie toute entière orientée vers la rencontre avec les musulmans. Comment en quelques instants aider l'enfant à cheminer avec l'autre différent..., à découvrir que l'on peut croire en Dieu et lui rendre un culte, sans nécessairement être musulman. Ai-je réussi ? Au terme de l'entretien, on aurait bien voulu m'accompagner à la prière de la communauté chrétienne dans la basilique !

L'anecdote illustre bien ce que, en Algérie, on peut vivre en matière de dialogue interreligieux, et cela quelles que soient les circonstances, violences terroristes, catastrophes naturelles, ou tout simplement vie quotidienne et solidaire. Dans un pays où la quasi-totalité des habitants professent l'islam, il y a ceux que la résistance à cent trente années d'histoire coloniale a enfermés dans la peur de l'autre différent, peur que l'éducation religieuse de l'école aurait tendance à renforcer. Mais il y a aussi des femmes et des hommes qui aspirent à faire sauter les verrous d'un monolithisme qui conduit directement à l'intolérance et à la violence. Conscients de la fécondité spirituelle et intellectuelle du pluralisme religieux, ils désirent construire la convivence avec l'autre différent. L'autre, ici, c'est la toute petite minorité de chrétiens, étrangers pour la plupart, qui partagent le destin du pays, ses souffrances et ses joies, ses malheurs et ses bonheurs.

C'est à partir de Vatican II que l'Église catholique s'est officiellement lancée dans le dialogue avec les autres religions. Quarante années se sont écoulées qui ont donné ses lettres de noblesse à cette pratique. Se fondant sur la nature même de Dieu et sur son vouloir mystérieux, la réflexion théologique qui s'est ensuivie permet aujourd'hui de reconnaître la validité des autres religions dans le dessein de Dieu et la fécondité de cette reconnaissance. Dieu qui veut communiquer sa plénitude d'amour à tous, se révèle à travers la diversité des cultures, comme en témoigne bien l'événement de la Pentecôte.

Entrer dans cette démarche, accepter l'autre différent, reconnaître peu à peu les valeurs dont il vit, élargir l'espace de sa tente, cela ne va pas de soi. L'éducation première en pose les bases, sur quoi peut venir se greffer une vocation plus spécifique. Que l'on me permette de partager en toute humilité ce que je dois moi-même à l'environnement de mon enfance. Je suis née et j'ai grandi dans une Algérie majoritairement musulmane. La rencontre quotidienne avec les fillettes de ma génération, avec leurs mères, leurs grand'mères... musulmanes bien sûr, tenait de la nature des choses. Il ne s'agissait pas de "faire avec", mais d'apprendre par osmose et par éducation qu'il y a des manières différentes de se tenir devant Dieu, comme il y a des langues différentes à savoir utiliser pour engager la communication. Des différences qui engageaient au respect et à l'enrichissement mutuels. Prémices d'une vocation au dialogue interreligieux réalisée plus tard chez les Sœurs Blanches dont l'un des objectifs est, entre autres, l'attention aux femmes et aux croyants de l'islam.

Une fois passées l'enfance et l'adolescence, je découvris que, dans cette Algérie plurielle, d'autres jeunes adultes, musulmanes et chrétiennes, désiraient aussi vivre la rencontre et l'échange avec l'autre différent. C'est ainsi, par exemple, que vers 1955, était lancé un groupe "interreligieux", véritable défi lancé à tous en ces débuts de la guerre d'Indépendance. Il s'agissait de répondre au besoin de "dialogue" exprimé par des étudiantes et jeunes travailleuses, musulmanes et chrétiennes, pour réfléchir, partager sur leurs fois différentes et leurs implications concrètes. C'était déjà, avant le Concile, un véritable groupe de dialogue islamo-chrétien, comme il s'en développerait plus tard pour répondre à l'appel de la Déclaration Nostra Aetate (1965). Ce groupe, avec ses activités annexes, était l'expression du désir toujours actuel de nombreuses musulmanes algériennes de tous milieux et options spirituelles ou idéologiques. Ces femmes ont appris, elles aussi par osmose et par éducation, à goûter la richesse du dialogue avec des chrétiennes dès lors que, se déroulant en vérité et dans le respect, ce dialogue ouvre sur une meilleure connaissance de l'autre en même temps que de soi-même.

Le dialogue interreligieux est à l'ordre du jour, alors que se multiplient violences et conflits surgis de la radicalisation du refus de l'autre différent. Il y a une quinzaine d'années, en mai 1991, le Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux a publié le document Dialogue et Annonce qui définit bien les formes diverses de cette manière d'être, s'inspirant directement de l'expérience vécue "à la base", par musulmans et chrétiens. Le dialogue interreligieux n'est pas qu'une affaire de spécialistes. Attitude globale qui recouvre tous les secteurs de la vie, il concerne toute femme, tout homme vivant en milieu pluraliste. Défi qui ouvre sur une plénitude de sens extraordinaire !

Une première expression du dialogue paraît élémentaire parce que quotidienne. Mais elle est fondamentale pour l'ouverture sur une civilisation d'amour et de paix, celle-là même à laquelle Jean-Paul II n’a cessé d'appeler dans ses voyages et ses écrits. C'est le « dialogue de la vie » pratiqué dans les rapports sociaux les plus courants, au niveau du voisinage, au travail, dans les familles "mixtes" fondées sur une union islamo-chrétienne. Je pense aux voisines de notre communauté dans un petit immeuble de la périphérie d'Alger. C'est bien souvent que, à leur initiative, nous nous rencontrons, échangeant sur les problèmes de l'heure, sans "philosopher" mais non sans partager en profondeur, par exemple sur la question aujourd'hui cruciale de l'origine du mal dans le monde, Dieu ou la nature des choses. Et nous pouvons ainsi toucher du doigt la force de la patience à toute épreuve fondée sur la foi et l'abandon à la toute puissante volonté du Créateur, que le Coran relie à la prière et aux bonnes œuvres.

Je voudrais évoquer aussi mes rencontres avec une femme formée dans sa foi par une école de stricte observance, portant l'habit dit "musulman", qui évoquerait plutôt fondamentalisme et intolérance. C'est par hasard que nous avons fait connaissance, dans un amphithéâtre rempli à part presque égale, chacun de leur côté, de femmes, elles aussi portant hijâb, et d'hommes. Je n'y connaissais personne. Faisant le premier pas, cette femme devenue une amie, m'a accueillie, moi unique femme sans voile, étrangère de surcroît. Notre relation s'est progressivement ouverte sur un partage de foi. Appel à une découverte mutuelle qui s'approfondit au fil des rencontres. J'ai ainsi compris que, sous des apparences fondamentalistes, pouvait s'épanouir une spiritualité profonde, avec le goût de méditer la Parole de Dieu qu'est le Coran pour les musulmans ; sans compter le souci que cette femme prend de ses coreligionnaires, avides elles aussi d'approfondir leur foi.

Dans le monde féminin, le « dialogue de la vie » s'inscrit souvent dans l'accomplissement ensemble d'engagements sociaux au service des plus démunis que sont par exemple les handicapés physiques ou mentaux, accompagnés et éduqués par des musulmanes et des chrétiennes unies par une attention commune envers les plus pauvres. Il devient alors ce que Dialogue et Annonce appelle « dialogue au niveau des œuvres ». J'ai eu l'occasion de le pratiquer moi-même, sur un registre différent, au sein de l'équipe de travail qui anime le Centre d'Études Diocésain d'Alger. Plusieurs musulmanes en font partie, animées du désir de faire œuvre commune au service des chercheurs et étudiants qui fréquentent nos bibliothèques de haut niveau et de leur offrir une ambiance de travail conviviale.

Dialogue et Annonce parle d'une troisième forme de dialogue, celui des échanges théologiques entre spécialistes que, à la vérité, je n'ai jamais pratiqué. Il n'en va pas de même de la quatrième forme, le « dialogue de l'expérience  religieuse » où, bien enracinée dans sa foi, chacune partage avec l'autre la richesse de sa tradition. Il me semble que ce type de partage entre chrétiennes et musulmanes a toujours été présent à ma recherche personnelle, comme il l'est à celle de plusieurs de mes amies. C'est vraiment là que pour nous, le partage avec l'autre différente atteint sa plénitude. La qualité de vie spirituelle de cette autre et la qualité de ses relations humaines deviennent pour chacune un appel permanent à la conversion du cœur et à l'approfondissement d'une foi personnelle authentique. Dieu est tellement au-delà des limites que l'on serait tenté de lui imposer du fond de son orthodoxie.

En vérité, le pluralisme religieux fait partie de la richesse du dessein de Dieu et de son mystère. Une expérience concrète et réfléchie du dialogue, de personne à personne, permet de découvrir quelque chose de l'infinie munificence divine. Dieu se manifeste de manières si diverses dans les cultures du monde. Et c'est à travers ces cultures que lui parviennent des réponses tout aussi diversifiées. Imaginez un peu à quelle fécondité peut mener cette conviction dans un monde en quête de justice, de paix et d'amour !

 

Lucie Pruvost *

Sr. Mis. deN.D. d'Afrique (Sœur Blanche)

 

* - Lucie Pruvost, née en Algérie, a fait ses études de droit en Tunisie. Docteur en droit, elle a été professeur invitée au PISAI (Institut pontifical d’études arabes et islamiques) sur les questions de droit de la famille en Islam (1981-2001). Directrice du Centre d’études diocésain d’Alger (Les Glycines), elle a publié aux Éditions Casbah à Alger : Femmes d’Algérie.


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